Revoir Venise et mourir
Éléonore Létourneau dresse une solide cartographie de l’âme humaine fragilisée par la maladie
Le temps. L’oubli. La mort. À 50 ans, Pierre, fils d’architecte, devenu designer, concepteur d’objets usuels, de mobilier urbain, décide, entre les murs blancs de son appartement du Quartier des spectacles, à Montréal, de prendre un billet d’avion de dernière minute. Aller simple pour Venise.
Il y a déjà eu une vie. Avec une femme. Elga. Il va retrouver là, dans un petit hôtel de trois étages et d’une vingtaine de chambres, le cadre, choisi sans hasard, pour faire le bilan d’une existence qui arrive à son point d’échéance, d’une carrière ayant atteint sa date de péremption. « La Toile m’apprend que je ne fais plus grand- chose. Mes faits marquants remontent, semble- t- il, à quelques années. [...] L’ambition a éteint ce qu’il restait de vivant en moi. Je suis l’homme devenu machine. Déjà mort, fossilisé. »
Pierre revendique la nonchalance un peu sèche d’Antoine Doinel, personnage apparu dans le film Les quatre cents coups en 1959. Son récit, porté par la richesse des évocations d’Éléonore Létourneau, qui signe ici son troisième roman, s’éloigne toutefois très vite des tonalités un peu naïves et sensibles dans l’excès de l’oeuvre de François Truffaut. Sans jamais le nommer, le texte donne sur- tout l’impression d’une syntonie étrange avec le Lento Cantabile Semplice d’Henryk Gorecki ( Symphonie no 3, Opus 36) ou avec la langueur funeste de quelques chansons d’Alain Bashung. « Déjà, ma vie ne tient plus qu’à la conscience que j’en ai, et je serai vivant jusqu’à l’heure d’être mort », résume Pierre, dans ce roman court qui regarde justement cette mort en face, sans mièvrerie, avec une densité et une lucidité remarquable.
Révélée dans Notre duplex et Les choses immuables, deux premiers romans au souffle littéraire singulier, l’écriture précise, aiguisée et juste de la jeune romancière renforce les certitudes en livrant ici une solide cartographie de l’âme humaine sondée dans cette fragilité que la maladie parfois installe. L’introspection du narrateur s’y déploie entre doute, souvenirs, résignations et frustrations en laissant le caractère étranger, chez certains vivants du moins, des sentiments terminaux se mailler délicatement avec la géographie étrangère d’une ville, d’une lagune et d’une autre langue.
Venise est décor. Venise finit par devenir argument lumineux qui permet à cette incursion au bord du gouffre, mue par un fait incurable qualifié par Pierre de « consécration de [son] échec », de ne jamais sombrer dans les zones dépressives de la psyché humaine. Dans la solitude du personnage, Éléonore Létourneau puise sur tout la densité d’une réflexion sur la futilité des quêtes de pouvoir et de reconnaissance, sur l’absurde de ces urgences qui tiennent sans doute d’une envie de tromper l’ennui avant notre dernier souffle. « Toutes ces cités dont tu entends aujourd’hui vanter la splendeur prestigieuse, le temps ira raser jusqu’à leurs traces », résume Sénèque dans ses Lettres à Lucilius, cité en ouverture. Tout est là.