La turlute des années dures
De Mary Travers à La Bolduc, une chanteuse d’autrefois transformée en héroïne d’aujourd’hui
Un des moments les plus émouvants de La Bolduc, hommage signé François Bouvier (Histoires d’hiver, Paul à Québec), illustre la fragilité de cette artiste simple et courageuse (Debbie Lynch-White), portée par son public sur une scène improvisée, entonnant avec elle une de ses chansons les plus célèbres. Manière éloquente d’illustrer l’impact de ses ritournelles en apparence faciles et pourtant en symbiose avec ceux et celles à qui elles étaient destinées. Certaines ont traversé le temps, d’autres sont devenues des vers d’oreille pendant les Fêtes.
Ses succès, et quelques photos d’une Mary Travers bien en chair et souriante, voilà ce qui semblait constituer l’essentiel de son héritage culturel, celui d’une observatrice de la misère des années 1930, mais aussi d’un quotidien enjoué sous le regard de cette Gaspésienne qui trouvera son salut, et sa voix, à Montréal. Ce savant mélange de racines irlandaises, de talents musicaux et surtout d’ingéniosité la transformera en héroïne populaire, et plus tard en martyr, parcours exemplaire pour les meilleurs biopics.
Toute cette matière, ancrée dans le paysage du Canada français (familles nombreuses, domination de l’Église catholique, marginalisation économique), se concentre dans La Bolduc avec une inévitable précipitation, faisant table rase de son enfance gaspésienne pour se concentrer sur la période montréalaise. Celle-ci est dominée par son union, longtemps toxique, avec Édouard Bolduc (Émile Proulx-Cloutier), incarnation de l’homme émasculé devant une épouse volontaire, prête à tout, même à devenir parolière de chansons si cela peut éloigner les siens de l’indigence. Le scénariste Frédéric Ouellet (Grande Ourse. La clé des possibles) insiste sur ce trait de caractère, ses aspirations artistiques étant sans cesse justifiées par la dureté implacable d’une époque qui la pousse sur scène ou en studio, rarement par narcissisme ou par élan créatif.
À ce choix narratif, pleinement justifié, se superpose un discours féministe quelque peu plaqué, et pas seulement parce qu’il fait se croiser la figure emblématique de Thérèse Casgrain (Mylène Mackay), opposé bourgeois et élégant de cette femme du peuple qu’était La Bolduc, et celle de Mary Travers. Ses affrontements avec sa fille aînée Denise (jouée en deux temps par Laurence Deschênes et Rose-Marie Perreault), rêvant elle aussi d’une carrière artistique, narratrice occasionnelle de cette tranche de vie, symbolisent la mesure de leurs aspirations parfois brutalement contenues.
Celle qui turlutait mieux que personne, qui a enfilé les succès dont certains semblent inusables (La bastringue, Dans le temps du jour de l’an, Ça va venir, découragez-vous pas), n’en demandait sans doute pas tant, emprisonnée dans une dynamique familiale quelque peu mortifère, entre ses multiples fausses couches et un conjoint alcoolique à l’orgueil blessé. Ce n’est pas là qu’excelle François Bouvier, cherchant à condenser l’essentiel d’une vie mouvementée, ce qui donne parfois à penser que le projet aurait gagné en amplitude dramatique s’il avait fait l’objet d’une série télévisée.
Sur grand écran, cette figure singulière l’habite complètement lorsqu’elle exerce son art, les théâtres baignés d’une lumière chaude donnant un bel éclat à son interprète, Debbie Lynch-White trouvant ici un rôle qui lui va comme un gant, en totale harmonie avec la bonhomie du personnage, mais aussi avec sa dimension tragique. Elle rejoint ainsi le panthéon cinématographique de ces héros canadiens-français (Maurice Richard, Alys Roby, Louis Cyr) à qui l’on insuffle une modernité dont parfois ils ignoraient tout.
La Bolduc
★★★ 1/2
Drame biographique de François Bouvier. Avec Debbie Lynch-White, Émile Proulx-Cloutier, Rose-Marie Perreault, Laurence Deschênes. Québec, 2018, 103 minutes.