La condition littéraire
Richard Millet laisse l’angoisse traverser ses pages et ses années
«Un écrivain ne témoigne que de lui-même et ce témoignage doit être écouté plutôt que jugé d’avance », disait Richard Millet en évoquant les frasques de Peter Handke dans Désenchantement de la littérature (Gallimard, 2007).
Auteur de nombreux romans, de nouvelles et d’essais, une étiquette de pestiféré lui colle à la peau depuis la publication en 2012 de son Éloge littéraire d’Anders Breivik, où il exposait ses positions controversées sur l’immigration et le multiculturalisme, sur la langue et la religion. Une sorte de suicide social qui lui a vite valu de se faire montrer la porte du comité de lecture des éditions Gallimard.
La trajectoire de l’écrivain, né en 1953, semble répondre à une logique de radicalisation amorcée de longue date, comme en fait foi son Journal (1971-1994), tome 1, où la cohérence nous frappe à chaque page.
Critique intransigeant, styliste classique, homme au bonheur malaisé et « hanté par l’échec » qui paraît étranger à la complaisance, l’écrivain, entre le courage et l’inconscience, y témoigne surtout de sa foi absolue en la littérature.
Atermoiements amoureux et érotiques, petites épiphanies, crises littéraires («L’oeuvre à faire se nourrit du désespoir qu’elle engendre. »), angoisse généralisée traversent les pages et les années, alors qu’on peut y croiser aussi bien Louis-René des Forêts que Pascal Quignard et Paul Otchakovsky-Laurens, qui sera son premier éditeur. L’écrivain ne dit pas tout, bien sûr, ayant choisi notamment d’occulter la réalité de ses «séjours guerriers» au Liban au milieu des années 1970.
L’auteur de Lauve le pur et du Sentiment de la langue est un diariste parfois réticent, à l’évidence, mais aussi un portraitiste féroce: «Jean d’Ormesson: de la littérature pour épouses de notaires, rédigée par un campagnol chaussé de talons hauts. »
Mais, début juillet 1990, après deux tentatives de suicide rapprochées, Millet débarque à Montréal afin de s’immerger dans «le singulier bruissement du français québécois». Piloté par Gaston Miron, qui va l’entraîner sur les routes du Québec au volant de sa Renault 5, il reçoit une «leçon d’antiséparatisme» de Jean Basile, rencontre René Derouin, Pierre Morency, Jacques Brault et Pierre Perrault («homme au verbe péremptoire et parfois amer»).
Sous l’anecdote, Millet se montre un ami éclairé et sensible du Québec. «Il y a ici des hommes qui se nomment Brindamour, Beausoleil, Lamontagne, Latulipe (sic)», écrit-il, frissonnant aux échos anciens d’une France qui lui semble désormais révolue.
Car depuis longtemps, Richard Millet sait être un «réprouvé» et la littérature est pour lui à la fois la forme et l’accomplissement de la solitude. Son Journal est ainsi la fine membrane d’une osmose particulièrement rare entre la vie et la littérature — témoignage beaucoup trop rare pour être boudé.
En 1981, avant même d’avoir publié son premier livre, l’écrivain posait en quelque sorte les jalons sa propre condition littéraire: «On n’écrit pas pour être aimé mais pour être jugé. Et passer son temps à faire appel de ce jugement. »