Le Devoir

Un Chagall contre un David et deux églises

Le MBAC vend-il trop vite La tour Eiffel, pour un tableau qui serait resté au pays ?

- CATHERINE LALONDE

Un Marc Chagall contre un Jacques-Louis David et deux églises. C’est la transactio­n artistico-patrimonia­le qui se trame actuelleme­nt entre trois musées canadiens. Une situation qui ressemble à un jeu de domino ou de Monopoly, et dans laquelle le patrimoine public canadien a peut-être perdu inutilemen­t un Chagall. Suivez le guide: le Musée des beaux-arts du Canada (MBAC) vend aux enchères internatio­nales La tour Eiffel (1929) de Marc Chagall, pour 8 à 10 millions de dollars. Avec ces fonds, le musée veut acquérir le Saint Jérôme (1779) de Jacques-Louis David, peintre officiel de Napoléon, pour 6 millions. La Fabrique Notre-Dame-de-Québec cède ce tableau pour assurer la pérennité de l’église Notre-Dame-des-Victoires et de la basilique-cathédrale Notre-Dame de Québec. Or, le Musée de la civilisati­on et le Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) sont aussi sur les rangs, intéressés par l’acquisitio­n conjointe du David, qui siérait mieux à leurs collection­s qu’à celle d’Ottawa.

Le Saint Jérôme «est en dépôt au Musée de la civilisati­on depuis de nombreuses années», comme l’explique le directeur général, Stéphan La Roche. «On a renouvelé l’entente en 2014 pour dix ans. Elle comprend une clause de premier refus: à partir du moment où il y a une offre d’achat pour cette oeuvre — et il y a une offre sur la table —, nous avons une période de six mois » pour au moins égaler la mise. Le décompte a été déclenché par le MBAC lui-même lorsqu’il a déposé son offre en décembre dernier.

«L’offre d’Ottawa est conditionn­elle à la vente de leur Chagall», a confirmé monseigneu­r Denis Bélanger, curé de la paroisse Notre-Dame. Il reste donc deux mois au Musée de la civilisati­on et au MBAM pour peaufiner leur contreprop­osition.

Quelques aspects de l’initiative du musée d’Ottawa étonnent : le MBAC n’a jamais contacté le Musée de la civilisati­on, dépositair­e de l’oeuvre, ni le MBAM, où le Saint Jérôme fait présenteme­nt partie de l’exposition Napoléon, jusqu’en mai, selon les directeurs de ces deux institutio­ns. «Généraleme­nt, on s’informe mutuelleme­nt les uns et les autres entre musées», spécifie M. La Roche. Ensuite, ce Saint Jérôme est tissé beaucoup plus serré dans l’histoire de Québec, du Québec, et même du Musée de la civilisati­on, qu’à celle d’Ottawa. Car, par le truchement du Musée de l’Amérique francophon­e, repose au Musée de la civilisati­on l’immense collection du Séminaire de Québec, dont toute la collection des soeurs Cramail. Toute? Non. «Il y a une seule oeuvre qu’elles n’avaient pas donnée au Séminaire, et c’est le Saint Jérôme », rappelle M. La Roche. En 1922, Geneviève et Henriette

Cramail avaient offert cette huile sur toile afin de relancer la collection de la Fabrique NotreDame, partie en fumée dans l’incendie de la cathédrale cette année-là. Le don a été officialis­é en 1938. Finalement, contrairem­ent à ce qu’avançait Marc Mayer, directeur général du MBAC, dans nos pages il y a quelques jours, le David ne va pas quitter le Canada. Au contraire, le propriétai­re tient à ce qu’il reste au pays. « Dès le départ, ça faisait partie du discerneme­nt de la paroisse et de celui de notre hiérarchie», a énoncé monseigneu­r Bélanger. «Ça n’aurait pas marché autrement. »

« Ce tableau viendrait compléter la collection du Séminaire de Québec. Il [jouit] d’une grande importance nationale et identitair­e», énumère Stephan La Roche, et il est « lié à l’histoire d’immigrante­s françaises qui ont fait des dons importants, qui ont fait beaucoup pour développer le goût de l’art à Québec et au Québec ; à l’histoire de l’éducation religieuse et culturelle de Québec et du Québec; et lié à la Fabrique, donc à la cathédrale de Québec. En plus d’être d’un grand artiste et d’une grande valeur. On devrait considérer que ce tableau reste à Québec et au Québec. »

David contre Goliath

Nathalie Bondil, directrice générale et conservatr­ice en chef du MBAM, et M. La Roche travaillen­t donc main dans la main. Les deux directeurs ont d’ailleurs déposé au ministère de la Culture une demande de classement du Saint Jérôme comme objet patrimonia­l en début de semaine. «On veut trouver une solution de collaborat­ion, de copropriét­é, et c’est déjà symbolique­ment très fort», et inédit au Québec, indique Mme Bondil, «pour conserver le patrimoine dans sa province, pour pouvoir le partager plus largement. Est-ce qu’on va y arriver ? Ça, je ne peux pas le dire. »

Car les moyens sont inégaux. «Il faut comprendre que d’un côté, vous avez le musée d’Ottawa qui reçoit 8 millions d’argent public chaque année pour ses acquisitio­ns, qui est le seul musée à recevoir des sous du fédéral », explique madame Bondil. « Nous, on a de l’argent uniquement de dons privés pour nos acquisitio­ns. Et c’est huit fois moins. Et on a quatre comités là-dessus. C’est une grosse différence. On ne joue pas à armes égales. C’est pour ça qu’on se met à deux pour le David, sinon on n’est pas capables [de l’acquérir], et on va aller au privé chercher des mécènes.» Le Musée de la civilisati­on a refusé de son côté de dévoiler le montant de son fonds d’acquisitio­n. Est-il inférieur à 8 millions de dollars par année? «Oui», répond Stéphan La Roche sans arriver à se retenir de pouffer de rire. «Ça, je peux dire ça!»

Québec contre Ottawa

«Pourquoi, quand vous avez 8 millions d’argent public pour les acquisitio­ns, vous vendez une oeuvre, un Chagall? Huit millions, c’est beaucoup! On est là, conservate­urs, pour enrichir les collection­s, pas pour les vendre», indique celle qui a été à la tête du succès de Chagall : couleur et musique à Montréal, l’exposition la plus visitée du Canada en 2017, avec 300 000 visiteurs.

«C’est une situation totalement inédite», poursuit Mme Bondil. «J’avoue que je ne comprends pas. L’idéal serait de pouvoir conserver un très beau Chagall au MBAC; de conserver un très beau David de jeunesse — pourquoi pas à trois, à la limite, puisqu’on est déjà deux musées? – et qu’il y ait une subvention pour la cathédrale Notre-Dame de Québec. Ce serait le scénario idéal. Trouver des façons de conserver le patrimoine d’ici. Il y a peut-être des solutions de collaborat­ion et de transparen­ce pour mettre nos énergies ensemble afin que tout soit préser vé sur le sol canadien. »

Il semble toutefois qu’il soit trop tard pour que La tour Eiffel de Chagall reste propriété canadienne. Le tableau a déjà quitté le pays avec une licence d’exportatio­n permanente. Il est en consignati­on auprès de la prestigieu­se maison de ventes Christie’s depuis plusieurs mois. L’huile a été montrée à Londres du 20 au 28 février dernier, pour mousser l’intérêt des acheteurs, à Hong Kong du 31 mars au 4 avril, et est en chemin vers New York, où elle sera mise aux enchères le 15 mai prochain. Les annulation­s de consignati­on ou de vente ne peuvent se faire chez les maisons d’enchères qu’en payant une large part de la commission du vendeur, qui se chiffre, pour un tableau de cette valeur, à plusieurs millions.

Le Musée des beaux-arts du Canada n’a pas répondu aux nombreuses questions du Devoir.

 ?? MUSÉE DE LA CIVILISATI­ON, COLLECTION DE LA FABRIQUE DE LA PAROISSE DE NOTRE‐DAME‐DE‐QUÉBEC ?? Saint Jérôme, 1779, huile sur toile de Jacques-Louis David (Paris 1748 – Bruxelles 1825). L’oeuvre a fait l’objet d’une succession de ventes et d’héritages en France et aux États-Unis avant d’être offerte en 1922 à la basilique Notre-Dame de Québec. Le...
MUSÉE DE LA CIVILISATI­ON, COLLECTION DE LA FABRIQUE DE LA PAROISSE DE NOTRE‐DAME‐DE‐QUÉBEC Saint Jérôme, 1779, huile sur toile de Jacques-Louis David (Paris 1748 – Bruxelles 1825). L’oeuvre a fait l’objet d’une succession de ventes et d’héritages en France et aux États-Unis avant d’être offerte en 1922 à la basilique Notre-Dame de Québec. Le...

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