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Les avis divergent sur la diffusion des images de l’attaque

- KARL RETTINO-PARAZELLI Avec Isabelle Porter Le Devoir

Les avis divergent sur la sagesse d’interdire aux médias de dif fuser les vidéos de l’attaque.

En décidant mercredi d’interdire la diffusion publique des enregistre­ments vidéo de l’attentat survenu il y a un peu plus d’un an à la mosquée de Québec, le juge François Huot a tranché une délicate question qui implique à la fois le droit à l’informatio­n, l’intérêt public et le souci de protéger les victimes. S’agit-il d’un jugement raisonnabl­e ou trop sévère ? Les avis des trois experts consultés par Le Devoir divergent.

«Il importe aux yeux du tribunal d’établir une distinctio­n très nette entre curiosité malsaine et déplacée et le droit du public à l’informatio­n», a écrit le juge pour expliquer son raisonneme­nt.

«L’ordonnance portera peu atteinte au droit à la libre expression et à la liberté de presse», a-t-il ajouté, soutenant que «les médias pourront rapporter toute la preuve» et que «le public sera dûment informé et renseigné sur le contenu des enregistre­ments ».

Dans son argumentai­re, le juge Huot a beaucoup insisté sur l’impact potentiel des images sur les victimes et leurs enfants.

Le cofondateu­r du Centre culturel islamique de Québec (CCIQ), Boufeldja Benabdalla­h, a accueilli la décision avec soulagemen­t, tandis que la Fédération profession­nelle des journalist­es du Québec (FPJQ) s’est dite déçue.

«On continue de croire que ce n’est pas le rôle des tribunaux de décider ce que les médias devraient diffuser ou non, a affirmé au Devoir son président, Stéphane Giroux. À partir du moment où une preuve est déposée et est publique, notre position a toujours été qu’elle doit être accessible à tous. »

« Les médias ont peut-être perdu quelque chose, mais je ne suis pas sûr que l’intérêt public soit perdant Marc-François Bernier, titulaire de la Chaire de recherche en éthique du journalism­e à l’Université d’Ottawa

Éviter les dérives

Pour l’ancien directeur de l’informatio­n de Radio-Canada Alain Saulnier, qui enseigne aujourd’hui le journalism­e à l’Université de Montréal, la décision rendue par le juge François Huot est la bonne.

«Le principe d’obtenir le maximum d’informatio­ns et de laisser les médias décider ensuite de ce qu’ils diffuseron­t et publieront est un principe réel et important, dit-il. Par contre, je ne crois pas que [les images de l’attentat] soient à ce point essentiell­es pour la compréhens­ion et l’évaluation de la peine du tueur.»

À son avis, le fait de rendre publics les enregistre­ments vidéo aurait pu entraîner certaines dérives.

«Le problème, c’est qu’on ne sait pas ce que tous les médias vont en faire. Et moi qui connais assez bien le milieu des médias, je peux vous dire que certains d’entre eux auraient eu tendance à aller plus loin que d’autres. »

« Bien sûr, on dira que cela crée un dangereux précédent. Mais voilà l’effet pervers de choisir parfois les mauvais exemples pour faire une démonstrat­ion pédagogiqu­e sur l’importance de la liberté de la presse, conclut-il en montrant du doigt le consortium des médias. Les médias se sont en quelque sorte piégés eux-mêmes. »

Pas le rôle des tribunaux

Le professeur de droit à l’Université de Montréal et spécialist­e du droit des médias Pierre Trudel, qui signe également une chronique dans Le Devoir, présume que le juge a pris une décision éclairée après avoir visionné l’ensemble des enregistre­ments, mais il s’interroge sur l’implicatio­n des tribunaux dans ce genre de dossier.

«Est-ce que c’est le rôle des tribunaux de déterminer ce que le public a besoin de voir pour comprendre ? Je n’en suis pas convaincu», note-t-il.

«Il y a des gens qui vont dire qu’ils n’ont pas besoin de voir les images pour comprendre l’horreur qu’ont vécue les victimes, alors que d’autres peuvent estimer que c’est nécessaire de montrer ça pour nous faire voir l’ampleur de l’horreur et de la tragédie, résume-t-il. En général, dans une démocratie, on va s’abstenir de déterminer ce que le public a intérêt à voir. »

Selon M. Trudel, il faut laisser les médias faire ce tri, en acceptant que chacun d’eux s’adresse à un public particulie­r et peut donc avoir une vision différente de ce qu’est l’intérêt public.

Pourquoi pas un compromis?

Le professeur Marc-François Bernier, qui est titulaire de la Chaire de recherche en éthique du journalism­e à l’Université d’Ottawa, se demande quant à lui si le juge Huot aurait pu faire preuve d’un peu plus de souplesse.

«Je ne peux pas dire que je suis surpris. Je me doutais bien que ça irait dans ce senslà, souligne-t-il. Mais je suis un peu déçu, me disant que le tribunal aurait très bien pu choisir une solution mitoyenne. »

Il explique que le juge aurait par exemple pu s’entendre avec les avocats représenta­nt les médias afin que certaines photos tirées des vidéos puissent être diffusées.

Selon M. Bernier, le public ne sera cependant pas moins bien informé, puisque la diffusion des enregistre­ments n’aurait pas permis «de mieux comprendre les choses» et que les journalist­es ont obtenu la permission de décrire ce qu’ils ont vu dans la salle d’audience.

«Les médias ont peut-être perdu quelque chose, mais je ne suis pas sûr que l’intérêt public soit perdant. Parce que l’intérêt public et l’intérêt médiatique, ce n’est pas toujours convergent », glisse-t-il.

 ?? MATHIEU BÉLANGER LA PRESSE CANADIENNE ?? Alexandre Bissonnett­e a plaidé coupable aux douze chefs d’accusation pesant sur lui, soit six de meurtre prémédité et six de tentative de meurtre avec une arme à feu à autorisati­on restreinte.
MATHIEU BÉLANGER LA PRESSE CANADIENNE Alexandre Bissonnett­e a plaidé coupable aux douze chefs d’accusation pesant sur lui, soit six de meurtre prémédité et six de tentative de meurtre avec une arme à feu à autorisati­on restreinte.

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