On se calme !
Dimanche, la société texane Kinder Morgan a jeté une bombe sur le champ de bataille du projet d’expansion de pipeline Trans Mountain. Toutes les dépenses non essentielles liées au projet ont été suspendues jusqu’au 31 mai, date à laquelle l’entreprise veut que toute incertitude soit levée par les gouvernements fédéral, albertain et britanno-colombien.
L ’Alberta est dans tous ses états et multiplie les menaces de représailles contre sa voisine. Pour vendre son pétrole ailleurs qu’aux États-Unis, elle a besoin de cet accès à la mer. La première ministre néodémocrate, Rachel Notley, y joue son avenir. Elle a sauté dans le train du plan canadien contre les changements climatiques en échange de l’autorisation de ce projet. En Colombie-Britannique, le gouvernement néodémocrate minoritaire de John Horgan répète qu’il ne fait que respecter sa promesse électorale de tout faire pour tenter d’arrêter ce projet. Il dit défendre les intérêts de sa province. Soutenu par les verts, il ne peut reculer sans voir son gouvernement tomber.
À Ottawa, le premier ministre Justin Trudeau est au pied du mur. Il jure depuis un an que ce projet de 7,4 milliards se réalisera, qu’il est dans l’intérêt national, mais il n’a toujours pas dit comment il fera respecter l’autorisation donnée en 2016.
Kinder Morgan cherche visiblement à faire pression sur Ottawa, bien qu’elle ne blâme explicitement que la Colombie-Britannique, dont les manoeuvres dilatoires rendent ses actionnaires nerveux. Elle veut que le gouvernement Horgan abandonne son idée de réglementer la quantité de pétrole lourd transitant dans le futur pipeline. M. Horgan a déjà un peu reculé. Afin que le vin de sa province ait à nouveau accès au marché albertain, il a accepté de demander d’abord aux tribunaux s’il a le pouvoir d’agir ainsi, ce que personne ne croit. Cela peut prendre beaucoup de temps. Le NPD fédéral suggère qu’Ottawa et la C.-B. soumettent la question directement à la Cour suprême. Ce serait à considérer.
Ottawa n’a pas envisagé un tel renvoi, car personne ne conteste sa compétence en matière de pipelines interprovinciaux. Tout le monde veut toutefois savoir comment il la fera respecter. Toutes les options seraient sur la table: investissements dans le projet, retenue des transferts, adoption de mesures législatives…
On évite toutefois de parler du pouvoir déclaratoire que certains commentateurs et politiciens lui conseillent d’invoquer. Il s’agit d’un des pouvoirs très centralisateurs inscrits dans la Constitution. Il permet au gouvernement fédéral d’étendre sa compétence législative sur des projets ou entreprises qui relèvent normalement des provinces, mais qu’Ottawa estime être dans l’intérêt général du Canada. On l’a fait pour le rail, par exemple.
Redonner droit de cité à ce pouvoir alors qu’il est tombé en désuétude et n’a pas été utilisé depuis 1961 serait une erreur monumentale. Cela braquerait les provinces puisque ce serait une réaffirmation d’un déséquilibre en faveur du fédéral et au détriment du fédéralisme coopératif. Et ce serait mettre le feu aux poudres pour rien. Le fédéral peut déjà imposer ses vues dans ses domaines de compétence. Ce sont des raisons politiques qui le tempèrent la plupart du temps. Heureusement!
Dans le cas de Trans Mountain, le gouvernement Trudeau sait qu’il ne peut sortir le rouleau compresseur sans renier ses engagements à l’endroit des autochtones, sans tailler en pièces son image de partisan de l’environnement et sans mettre en péril les efforts canadiens contre les changements climatiques. Et que, peu importe le résultat, il perdra des votes dans les deux provinces. Il ne peut gagner, car il a fait un pari impossible: encourager le développement des sables bitumineux et protéger l’environnement en même temps.
La réponse à cet imbroglio ne peut être que politique et l’ultimatum de Kinder Morgan n’aide en rien la résolution de cette équation complexe dont aucun gouvernement ne maîtrise toutes les variables. Surtout pas les tribunaux ni les opposants. L’entreprise dit pourtant avoir besoin, pour continuer, d’une victoire claire devant la Cour d’appel fédérale dans des dossiers qui seront tranchés bientôt. Mais pas un politicien ne peut dicter l’issue d’un litige!
Et encore moins la stratégie des citoyens et autochtones opposés au projet, fouettés par l’échéance du 31 mai qu’ils voient maintenant comme une ligne d’arrivée. Ils vont continuer à manifester, à défier les injonctions, à se faire arrêter.