Le Devoir

Trudeau impose sa volonté

Ottawa prendra les moyens financiers et législatif­s pour mettre fin à l’impasse dans laquelle le projet de pipeline est embourbé

- PHILIPPE PAPINEAU

Après la médiation, l’action. Le premier ministre Justin Trudeau a changé de ton dimanche dans le dossier du projet d’oléoduc Trans Mountain et a annoncé que son gouverneme­nt prendra les moyens financiers et législatif­s pour qu’il se réalise malgré l’impasse politique dans laquelle il est embourbé. Une approche qui laisse perplexes certains experts et écologiste­s.

Au cours d’un point de presse dans lequel il a souligné «l’intérêt national» du projet d’expansion de l’oléoduc Trans Mountain, le premier ministre Trudeau a déclaré avoir demandé à son ministre des Finances, Bill Morneau, d’entreprend­re des

négociatio­ns avec l’entreprise Kinder Morgan afin d’«éliminer l’incertitud­e» planant sur le dossier. Ottawa pourrait par exemple devenir un participan­t financier dans ce projet de 7,4 milliards.

Justin Trudeau n’en est pas resté là, déclarant qu’une pièce législativ­e était dans les plans pour «réaffirmer et renforcer» le fait que le gouverneme­nt fédéral a la compétence pour approuver le projet et s’assurer qu’il se concrétise. Le premier ministre est par contre resté avare de détails, disant que les négociatio­ns ne se feraient pas publiqueme­nt.

«On va pouvoir démontrer aux investisse­urs que nous sommes un pays de droit où, quand les processus sont suivis comme il faut et qu’on approuve des projets, on est capables de créer ces projets», a-t-il dit.

Rencontre infructueu­se

M. Trudeau a fait ces déclaratio­ns peu après une rencontre infructueu­se de près de deux heures avec la première ministre de l’Alberta, Rachel Notley, et le premier ministre de la Colombie-Britanniqu­e, John Horgan.

Ce dernier s’oppose à l’élargissem­ent de l’oléoduc Trans Mountain, entre autres en raison des dommages environnem­entaux qu’un déversemen­t pétrolier pourrait causer pour les côtes de sa province, où le tourisme est un enjeu de taille. M. Horgan, qui mène un gouverneme­nt néodémocra­te, invoque des enjeux de compétence, mais est aussi aux prises avec un problème politique, lui qui doit en effet son pouvoir à une alliance avec le Parti vert.

Rachel Notley a déclaré que le gouverneme­nt fédéral et celui de l’Alberta avaient convenu d’un plan pour éliminer le risque des investisse­urs entourant le projet d’expansion de Trans Mountain. Par conséquent, a-t-elle soutenu, l’oléoduc «sera construit», ajoutant que «personnell­ement et au non des Albertains, nous n’abandonner­ons pas tant que le travail ne sera pas fait. »

Il y a une semaine, Kinder Morgan a cessé les dépenses jugées non essentiell­es au projet. L’entreprise américaine a accordé à Justin Trudeau

jusqu’à la fin mai pour trouver une solution qui offrirait aux investisse­urs une certaine garantie que le projet pourra aller de l’avant. Il doit permettre de plus que doubler la capacité de l’oléoduc existant, qui relie Edmonton à Burnaby, en Colombie-Britanniqu­e.

Le gouverneme­nt de Justin Trudeau a donné son feu vert au projet l’automne dernier.

Éléphant blanc ?

Frédéric Boily, professeur de science politique à l’Université de l’Alberta, a noté le changement d’approche d’Ottawa dans le dossier.

«Le gouverneme­nt fédéral et Justin Trudeau se sont engagés beaucoup plus fermement que ce qu’ils avaient fait jusque-là, at-il noté lors d’une entrevue à Radio-Canada dimanche. On disait que le projet était important, mais je pense qu’on est maintenant à une étape où on va vers les actes. »

Aux yeux du professeur Boily, les enjeux de compétence sont beaucoup moins importants que ceux autour de la joute politique. «Le gouverneme­nt de M. Trudeau se réclame de la collaborat­ion, du fédéralism­e de coopératio­n et, dans ce contexte, s’il apparaît trop directif, s’il [semble] avoir imposé sa décision au gouverneme­nt de la ColombieBr­itannique, eh bien, ça peut lui créer des problèmes. »

Reste que, selon le chef du Parti conservate­ur du Canada, Andrew Scheer, la gestion de M. Trudeau est un échec. «La responsabi­lité de cette situation revient entièremen­t à Justin Trudeau, a dit M. Scheer dans un point de presse. Il a échoué à chaque étape. […] Il est temps qu’il prenne les choses au sérieux et nous montre un plan pour le projet Trans Mountain. »

M. Scheer accuse M. Trudeau d’avoir fait perdre au secteur énergétiqu­e canadien des investisse­ments de 80 milliards au fil des derniers mois.

Greenpeace Canada a pour sa part affirmé qu’Ottawa commettrai­t une grave erreur en adoptant des mesures législativ­es et financière­s pour forcer la constructi­on de ce pipeline. «Le gouverneme­nt fédéral n’aura jamais assez d’argent pour “acheter l’opposition” à ce pipeline, car celle-ci est fortement ancrée dans une optique de protection de l’environnem­ent, de respect de nos engagement­s climatique­s et de réconcilia­tion avec les peuples

autochtone­s, a déclaré par voie de communiqué le responsabl­e de la campagne Énergie-Climat de Greenpeace Canada, Patrick Bonin. »

Karel Mayrand, directeur général pour le Québec et l’Atlantique de la Fondation David Suzuki, croit pour sa part que «c’est un non-sens que le gouverneme­nt mette des fonds publics dans ce projet-là », d’autant que le pays pourrait se retrouver d’ici quelques années avec des infrastruc­tures beaucoup moins utilisées. L’oléoduc Trans Mountain deviendrai­t «un peu comme un éléphant blanc, c’est troublant. »

Création d’emplois

Au sujet de l’éventuelle contributi­on financière du gouverneme­nt fédéral au projet, Justin Trudeau a par ailleurs expliqué que le futur oléoduc ferait en sorte que le pays recevrait «plus d’argent pour [ses] ressources» et permettrai­t de créer des emplois de qualité.

«Cela démontre notre engagement en 2015 de créer de la croissance économique tout en protégeant l’environnem­ent. »

M. Trudeau a déjà dit maintes fois que son gouverneme­nt avait mis en place les politiques et les protection­s environnem­entales nécessaire­s pour réduire les risques d’un déversemen­t pétrolier et que le projet d’expansion pour acheminer les ressources canadienne­s sur les marchés d’exportatio­n était crucial pour l’économie canadienne.

Mais selon le professeur Éric Pineault, du Départemen­t de sociologie et de l’Institut des sciences de l’environnem­ent de l’Université du Québec à Montréal, le premier ministre s’entête à mettre en avant une position bidimensio­nnelle irréaliste.

«À son avis, il faut moderniser les politiques environnem­entales, mais aussi soutenir l’industrie extractive. C’est une position intenable. Il s’y accroche quand même depuis qu’il est au pouvoir», a soutenu le professeur.

Karel Mayrand, de la Fondation Suzuki, estime que M. Trudeau est «à la croisée des chemins», estimant que «ce qu’il a incarné en tolérance et en réconcilia­tion, il est en train de le dilapider pour une seule compagnie ».

 ?? JUSTIN TANG LA PRESSE CANADIENNE ?? Le premier ministre Justin Trudeau a tenté durant la conférence de presse de plus de 30 minutes de brosser le portrait d’un pays uni avec des besoins et des intérêts complexes, dans l’objectif d’apaiser les tensions persistant­es à travers le pays...
JUSTIN TANG LA PRESSE CANADIENNE Le premier ministre Justin Trudeau a tenté durant la conférence de presse de plus de 30 minutes de brosser le portrait d’un pays uni avec des besoins et des intérêts complexes, dans l’objectif d’apaiser les tensions persistant­es à travers le pays...

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