Le Pass Culture français entre en phase de test
La ministre de la Culture veut valoriser l’accès à la pratique artistique plutôt que l’acquisition de biens culturels
Promesse de campagne du candidat Macron, le Pass — une «plateforme culturelle monétisée» destinée aux jeunes — entre dans sa phase de test. Et le ministère a choisi quatre départements (SeineSaint-Denis, Hérault, Bas-Rhin et Guyane) pour expérimenter ce dispositif inspiré du Bonus Cultura de l’ex-président du Conseil italien Matteo Renzi. Mais la France ne veut pas commettre les mêmes erreurs que l’Italie, où bon nombre de passes ont été revendus au marché noir ou servi à l’achat de livres scolaires.
Dans l’Hérault, la semaine dernière, la ministre de la Culture, Françoise Nyssen, vantait les vertus de ce qui se veut une « start-up d’État». Il s’agissait lors du déplacement de communiquer, de mobiliser les troupes et de faire remonter toutes sortes de critiques, de bogues et d’appétences de la part des intéressés: d’une part, les acteurs culturels qui pourront s’inscrire dans ce qui a désormais la forme d’une application pour téléphone et d’autre part, les jeunes, à qui elle est principalement destinée.
Géolocalisation culturelle
Qualifié de «GPS de la culture», ce projet vise à mettre en relation une offre (des sorties et biens culturels et des pratiques artistiques) avec les propriétaires d’un téléphone intelligent — on pourra aussi y avoir accès dans les médiathèques. «Au ministère, on a retourné ce passe en “l’éditorialisant”, pour que ce ne soit pas seulement un chèque cadeau », expliquait la ministre. Car jusqu’ici, c’est surtout sa version monétisée que l’on a retenue, avec l’aubaine d’une enveloppe alléchante: 500euros, une sacrée somme à dépenser l’année où l’on reçoit sa carte d’électeur. Comment «le jeune» pourrait-il ne pas être séduit ?
Mais Françoise Nyssen ellemême a tardé à se laisser convaincre — lors de la campagne présidentielle, elle s’était montrée pour le moins sceptique à l’endroit de cette mesure. À présent qu’elle est ministre et chargée d’en porter la réalisation, sa ligne de front s’est déplacée: il s’agit pour elle de valoriser l’accès à la pratique artistique plutôt que l’acquisition de biens culturels. Le juste dosage et la part définitive de l’un et de l’autre demeurent à ce stade très flous.
À la médiathèque ÉmileZola de Montpellier se déroulait jeudi un atelier organisé par la direction régionale des affaires culturelles (DRAC) et l’équipe parisienne du Pass. Des jeunes sélectionnés à l’aide d’associations découvraient l’application: une sorte de Tinder des arts, où sont proposés des bons plans à des distances exprimées en kilomètres, et à rejeter ou à garder selon les goûts. Pierre Pezziardi, entrepreneur en résidence au ministère de la Culture, vantait des « images émotions» alléchantes qui guident vers des événements ou des biens culturels.
Enki, 19 ans, paraissait conquis: «Franchement, on n’est pas bien au courant de ce qui se passe et pour l’instant c’est intéressant. On attend de voir ce qu’ils nous proposent.» L’équipe du projet table sur l’aspect réseau social de cette application qui permet de constituer des groupes pour des visites. «Les jeunes sont friands de pratiques collectives », s’enthousiasmait la ministre.
Comment être attiré ailleurs alors que le principe de géolocalisation fait remonter les événements du coin? «L’algorithme doit élargir l’horizon culturel des jeunes», promet Pierre Pezziardi qui a prévu un outil de recherche dans le système. Une question revenait souvent: est-ce que les déplacements seront pris en compte? La ministre, favorable à une « meilleure accessibilité », promettait d’y réfléchir… Outre la question des transports, plusieurs inquiétudes remontaient : quid des cultures traditionnelles (le taureau compte dans la région), de la cherté des écoles de musique pour les familles, de la réforme des emplois aidés qui pénalisent les petites structures et de la pertinence des propositions, etc. ?
Au cours de la journée, si les petits acteurs culturels voyaient l’occasion de communiquer pour attirer les jeunes par l’entremise de ce dispositif, le Pass Culture, certes joli dans sa forme, ne faisait pas disparaître les questions de fond. Car, au-delà de «l’effet waouh», tout le monde se demandait qui allait figurer sur l’application et qui trancherait en amont.
Le catalogue se veut très large (cours de musique, livres, musées, théâtre, concerts, films, festivals, jeux vidéo) et ouvert, pour l’instant, à tous. Mais à qui vraiment? Pour la musique, est-il question, par exemple, d’abonnements aux plateformes d’écoute en (Spotify, Deezer…), chiche en rémunération des artistes? Peuton faire cohabiter, par exemple, les petites librairies et la Fnac, acteur majeur pressenti pour prendre part au projet?
Le Syndicat de la librairie française s’est à ce titre inquiété: «Nous avons posé la question de la présence d’Amazon lors d’un rendezvous au ministère et on est sortis un peu rassurés. On va surtout travailler à la compatibilité entre notre appli, qui est un outil de recherche, et celle du Pass qui veut “pousser” certaines offres.»
En Provence-Alpes-Côte d’Azur, où un « e-pass jeunes» vient d’être lancé (57 000 inscrits sur 267 000 potentiels bénéficiaires, avec une dotation de 60euros financée par la région), Renaud Muselier, président du conseil régional, constate de bons retours sur les spectacles, mais plus de difficultés avec les chaînes de cinémas ou la Fnac qui n’acceptent pas ce moyen de paiement. La mutualisation des passes locaux et du passe national se présente aussi comme un élément du casse-tête, car il en existe déjà beaucoup, localement, qui donnent accès à des avantages.
Une grosse facture
Inconnue de taille dans l’équation du Pass peu évoquée lors du déplacement de la ministre: son budget. Si 5 millions d’euros ont été inscrits au budget 2018, le coût de l’opération, à terme, est d’environ 425 millions par an (soit 500euros pour 850 000 jeunes). Impossible d’aller prélever près d’un demi-milliard (soit un vingtième de son budget) au ministère de la Culture… Qui va payer? Si des partenariats et accords tarifaires peuvent être trouvés, il faudra tout de même abonder de l’argent sur le passe. Et faudra-t-il dépenser les 500euros l’année anniversaire des 18 ans, ce qui ne manquera pas de favoriser les grosses dépenses comme l’achat d’une console de jeu vidéo ?
Autre question: est-ce que les offres gratuites doivent remonter sur le Pass ? Cet aspect a suscité une plaisanterie de la part du maire de Montpellier, Philippe Saurel: «Regardez, tout est gratuit à Montpellier!» À vrai dire, si une visite à la Panacée (un espace d’art contemporain) ou au Pavillon populaire ne coûte rien, il faut par exemple payer une cotisation pour les médiathèques.
Modèle économique
Lors de sa campagne, Emmanuel Macron avait lancé l’idée que les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) mettent la main au pot… Chez Google France, on expliquait avoir participé à des réunions «très préliminaires, où il n’a pas été question que l’entreprise finance ce passe », expliquait une porte-parole de la société. L’inconnue du financement n’a pas manqué d’inquiéter les collectivités territoriales. «Ne vise-t-on pas notre budget par-derrière ? »
«Les institutions culturelles ne pourront pas le financer»,opposeStéphane Troussel, président du Conseil départemental de la Seine-Saint-Denis. L’élu, dont le département jeune et populaire est une future zone test du Pass Culture, est persuadé que les freins culturels ne sont pas qu’économiques. « La culture est un puissant mécanisme de réduction des inégalités, mais elle doit être accompagnée. Pour les milieux populaires, le problème n’est pas seulement financier. Il faut qu’il y ait en même temps un travail de médiation, de préparation aux oeuvres. Il ne faudrait pas que ce soit juste un effet d’annonce. »
Deux nouvelles têtes sont pressenties pour piloter un groupe de travail chargé de réfléchir au financement, aux questions juridiques et à la structure du Pass, qui prévoit à terme d’être une entité indépendante du ministère: Frédéric Jousset, fondateur de Webhelp et propriétaire, de Beaux Arts magazine, et Eric Garandeau, ex-président du CNC et conseiller culture de JeanJacques Aillagon (ministre de la Culture de 2002 à 2004) et Nicolas Sarkozy.
Depuis une semaine au ministère, Garandeau soulignait que le Pass permettrait d’avoir accès aux coordonnées d’une cohorte de jeunes majeurs, ce qui ne manquerait pas d’intéresser les banques. Un point plus que sensible à l’heure de nouvelles réglementations européennes sur la protection des données.
Quoi qu’il en soit, l’équipe ministérielle semble encore chercher le modèle économique. Arriver à construire une offre qui ne soit ni un poisson d’avril — comme pouvait le faire croire une vidéo pleine d’émojis diffusée sur les réseaux le 1er avril — ni un chèque loisir supposé résoudre une équation complexe. Comment faire cohabiter gros et petits? Quelle définition du mot culture le ministère entend-il défendre? Le calendrier du lancement, annoncé pour septembre, paraît encore susceptible d’évoluer.
Une sorte de Tinder des arts, où sont proposés des bons plans à des distances exprimées en kilomètres