Les gouvernements au Canada apprennent à mieux parler aux citoyens
Une meilleure prise en compte des biais cognitifs améliore l’efficacité des programmes
L’effondrement des marchés financiers, il y a dix ans, et la terrible crise économique qui s’en est suivie ont été perçus, par plusieurs, comme un brutal retour sur terre pour la science économique. Depuis, et bien que les vieilles habitudes soient tenaces, certains économistes se sont ouverts à d’autres théories, et des pouvoirs publics y ont trouvé de nouveaux moyens d’action. Dernier article d’une série de trois.
De pareilles situations n’arriveraient jamais si les individus étaient les acteurs rationnels maximisant leur intérêt économique que prétendent les manuels de théories économiques classiques. Plus des deux tiers des familles pauvres ayant le droit de recevoir jusqu’à 2000 $ en bons d’épargne pour les études postsecondaires d’un enfant n’en font pas la demande.
«Quand on a vu cela, on s’est dit que ce n’était sûrement pas parce que les gens n’en voulaient pas. Ça devait avoir à voir, entre autres, avec notre manière de leur expliquer ou avec la façon dont ils devaient s’inscrire», raconte Mathieu Audet, chef du BIRD à Emploi et Développement social Canada. Le BIRD, c’est pour Behavioral Insight Research and Design, l’équipe chargée d’améliorer l’efficacité des programmes de l’immense ministère fédéral de 20 000 employés à l’aide des principes de l’économie comportementale. «On était deux, mais on va bientôt être quatre, parce que nos choses fonctionnent bien. On obtient des améliorations quantifiables. Ça ne coûte presque rien. Qu’est-ce que tu peux demander de plus?» dit l’économiste du Nouveau-Brunswick.
Une évolution tranquille
L’approche est récente dans les ministères. Elle part du principe que, loin d’être parfaitement rationnel, le raisonnement humain souffre systématiquement de toutes sortes de biais cognitifs, comme une grande sensibilité aux normes sociales, une tendance à satisfaire ses envies immédiates au détriment de son intérêt à long terme et une résistance aux idées nouvelles. Elle cherche à structurer les choix qui se présentent aux individus de manière à contrecarrer ces biais, voire à les aider à prendre les décisions qui sont dans leur meilleur intérêt, en recourant souvent à des dispositifs appelés nudges en anglais, qu’on pourrait traduire par « coups de pouce ». « Les nudges n’ont aucun caractère contraignant, précise un document fédéral. Placer des fruits à la hauteur des yeux est un bon exemple de nudge. Interdire la malbouffe en est un mauvais.»
Le Royaume-Uni a fait office de pionnier dans le domaine, avec de premières expériences en 2010. D’autres pays développés lui ont graduellement emboîté le pas. L’Agence du revenu du Canada (ARC) a été la première à Ottawa, en 2014, suivie par le BIRD l’année suivante. Les
gouvernements de l’Ontario et de la Colombie-Britannique se sont aussi donné de petites « nudge units ». Au Québec, Revenu Québec a commencé, il y a deux ans, à procéder à ses premières expériences visant surtout, pour le moment, à améliorer la clarté de ses communications écrites avec les contribuables. «C’est un enjeu important pour nous qui recevons 4,5 millions d’appels téléphoniques de contribuables par année», explique son porte-parole, Stéphane Dion.
De petites victoires
Dans son projet sur les bons d’étude canadiens, le BIRD s’est d’abord assuré que la lettre envoyée aux familles admissibles était claire avant d’en concevoir huit versions qui comprenaient chacune un type de coup de pouce différent et qui ont été envoyées à huit groupes de 10 000 ménages chacun. On s’est rendu compte que, loin d’améliorer les choses, certains modèles de lettre faisaient moins bien que la version sans coup de pouce. Un autre test a été fait avec des versions améliorées des lettres. La version qui s’est finalement révélée la plus efficace et qui sera désormais
utilisée par le ministère augmente la proportion de ménages inscrits au programme d’un peu plus de trois points de pourcentage. «Ça peut paraître peu, mais ce sont des centaines de milliers de dollars qui iront dans les poches de familles qui en ont besoin plutôt que de rester dans les coffres d’Ottawa», dit Mathieu Audet.
À l’ARC, on est arrivé par le même procédé à améliorer de 30% la portée d’un crédit d’impôt remboursable de 1000$ à 1900$ auprès de certains travailleurs à faible revenu. On a eu beaucoup moins de succès, par contre, avec un autre projet qui visait à dissuader des groupes de contribuables particulièrement à risque de recourir à l’évitement fiscal. «L’approche de l’économie comportementale n’apparaît pas adaptée à ce genre de problème, note Mireille Éthier, responsable de la petite équipe de trois personnes chargée de ces expériences à l’ARC. Les gens dont il est question n’ont probablement pas besoin de communication plus claire et savent déjà très bien que ce qu’ils font n’est pas correct.»
Apprendre à mieux faire
Les quelques dizaines de fonctionnaires qui explorent actuellement les possibilités de l’économie comportementale dans des ministères au Canada forment, avec quelques experts des universités, une petite communauté où l’on partage ses projets en cours, ses bons coups et ses échecs. La prochaine étape, dit Mathieu Audet, serait d’introduire ce type de réflexion dès la conception des politiques. «Les programmes pourraient mieux rejoindre les populations visées et atteindre leurs objectifs si l’on tenait mieux compte dès le départ des biais cognitifs que nous avons tous.» L’exemple qu’on donne souvent est l’inscription automatique des populations admissibles à un programme plutôt que de demander à chaque individu de s’inscrire luimême.
À l’ARC, on a carrément envoyé des chercheurs dans des refuges pour sans-abri pour mieux comprendre les obstacles qui les empêchaient de recevoir toute l’aide fiscale à laquelle ils avaient droit.
Jusqu’à présent, Mathieu Audet et son BIRD ont toujours été bien accueillis par les gestionnaires de programmes, assure-til. Souvent, il arrive même qu’ils aient tellement aimé l’expérience qu’ils essaient ensuite de se doter de leur propre expertise en matière d’économie comportementale. «L’idée fait son chemin. »