Le Devoir

Le premier festival de l’ère post-Rozon

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Qui a dit qu’on pouvait rire de tout? En tout cas, que ce soit par pudeur, par gêne ou tout simplement pour ne pas le rappeler au mauvais souvenir de tous (et surtout de toutes), aucun des rigolos en chef qui ont pris la parole mercredi matin au lancement de la programmat­ion du prochain festival Juste pour rire (FJPR) n’a osé pousser la pointe contre le fondateur déchu de l’événement.

Le nom de Gilbert Rozon (et son nom seulement) n’a été évoqué qu’une seule fois, par le porte-parole du FJPR qui porte le même nom, par un drôle de hasard objectif. «Je m’appelle Patrick Rozon, mais vous pouvez m’appeler Patrick», a lancé le petit cousin de l’entreprene­ur culturel, en marquant bien une pause pour laisser passer un escadron d’anges.

«Il y a un éléphant dans la pièce, a reconnu en entrevue l’humoriste Laurent Paquin, qui dirigera un des galas l’été prochain. On est le premier festival postapocal­yptique, depuis la catastroph­e, ou disons l’hécatombe, et nous allons accuser le coup. »

Voldemort du rire

Celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom, le tu-sais-qui du monde des Moldus de l’humour, a sombré subitement l’automne dernier quand les médias, dont Le Devoir, ont révélé de nouvelles accusation­s de harcèlemen­t et d’agressions le concernant. La cour entend en ce moment une demande d’action collective déposée par le regroupeme­nt d’une vingtaine de femmes («Les Courageuse­s») qui accusent le magnat du rire d’inconduite­s sexuelles.

Gilbert Rozon a immédiatem­ent démissionn­é de son poste de commissair­e aux célébratio­ns du 375e anniversai­re de Montréal et de la présidence de son petit empire. Le Groupe Rozon et ses festivals ont été achetés par ICM Partners en collaborat­ion avec l’humoriste canadien Howie Mandel.

«Cette ville, ce festival, signifient plus que tout ce qui m’est arrivé dans ma vie profession­nelle, a

dit mercredi le copropriét­aire. Il n’y a pas d’événements comparable­s dans le show-business.»

Depuis ce week-end, M. Mandel multiplie les entrevues pour répéter que le FJPR/Just for Laughs va survivre au départ de son fondateur et que cette entreprise ne tenait pas et ne tiendra pas à une seule personne.

La conférence de presse était organisée symbolique­ment dans une salle de spectacle de la Main, le boulevard Saint-Laurent, qui sépare l’est et l’ouest de la cité, à un jet de la place des Festivals de Montréal où se déroulera la 36e mouture de l’événement, du 14 au 19 juillet. Le rassemblem­ent assumait le côté bilingue et même biculturel de la ville et de son événement phare. Les programmat­ions en salle et sur le site extérieur, en anglais et en français, ont été dévoilées conjointem­ent, dans les deux langues.

De la concurrenc­e

Dans les faits, les deux entités ne sont pas équivalent­es, y compris face au scandale Rozon, qui a surtout été suivi et relayé dans les médias et les sociétés francophon­es. La réputation de Just for Laughs (JFL) semble avoir moins souffert, et le festival appartient maintenant à une des plus grandes agences de talents artistique­s du monde, qui a des bureaux à New York, à Los Angeles et à Londres.

Juste pour rire, par contre, doit maintenant faire face à la concurrenc­e du Grand Montréal Comédie Fest. Le nouveau festival, dont la première mouture aura lieu du 1er au 15 juillet, rassembler­a des dizaines d’humoristes organisés en coopérativ­e. Le nouvel événement, ouvertemen­t créé en réaction à l’affaire Rozon, est dirigé par une femme (Diane Arseneau), affiche un petit tiers de femmes humoristes (une quinzaine sur 50) et proposera un spectacle dont les profits seront versés à trois organismes soutenant les victimes d’agressions sexuelles.

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Visiblemen­t, le FJPR n’a pas choisi de se démarquer de cette manière. Un exemple. Le communiqué de quatre pages distribué mercredi cite quatre femmes sur dix-huit humoristes (Iliza, Maria Bamford, Tiffany Haddish et Nikki Glaser) pour le volet anglo en salle de JFL mais une seule (Korine Côté) sur dix-sept vedettes du côté francophon­e.

«J’ai toujours fait mon travail sans souligner que j’étais une fille, dit Mme Côté en entrevue au Devoir. J’aime le fait qu’il y ait plus de femmes en humour. J’aime la parité. De là à viser la parité absolument, c’est un peu forcer la note. »

Elle ajoute qu’elle va là où ses horaires et ses engagement­s lui permettent d’aller et qu’elle n’a rien du tout contre l’autre événement d’humour. «Je n’ai pas choisi le FJPR contre le Comédie Fest. Ce n’est pas comme si mes parents divorçaien­t et que j’avais à choisir d’aller vers l’un ou l’autre. »

L’autre Rozon, Patrick, promet que «des éléments» en faveur de la cause des femmes seront dévoilés plus tard. «Une chose est certaine: les artistes féminines ont été contactées. C’est plus un problème de disponibil­ité. En partant, il faut faire en sorte qu’il y ait plus de femmes dans l’industrie de l’humour. »

Reste à voir qui composera les galas et si des femmes déjà programmée­s au nouvel événement auront choisi de participer aussi au FJPR, puisqu’un festival n’exclut pas l’autre. Laurent Paquin et Les Denis Drolet s’afficheron­t aux deux, et même à trois festivals dans le cas de M. Paquin, qui jouera aussi à ComédiHa! de Québec.

«J’ai toujours détesté les compétitio­ns, les chicanes entre artistes, les disputes entre gérants, dit celui qui animera son 15e gala JPR. Je vais où je veux et je fais ce que je veux. »

Les Denis Drolet acquiescen­t. «Nous, on est des clowns, c’est ça, notre job, dit Vincent Léonard, surnommé le Denis à palettes. On va là où on nous offre des conditions agréables de travail. Au début, c’est sûr, la situation a joué dans nos valeurs. Mais l’institutio­n s’est ajustée en respectant beaucoup l’être humain, on le sent. Les gens du FJPR sont sensibles, à l’écoute des artistes. Le feeling de renouveau, positif, on le sent.»

Le festival créé en 1983 emploie maintenant 3000 personnes. À elle seule, la programmat­ion extérieure gratuite comprend une carte de 300 spectacles et activités.

Les galas en salle délaissero­nt les programmat­ions thématique­s en laissant carte blanche aux artistes. Comme Laurent Paquin, Les Denis Drolet promettent d’utiliser cette liberté pour traiter du sujet de l’heure pendant leur propre soirée centrale.

« Nous avons les bons personnage­s pour aller très loin avec ça, dit encore M. Léonard. Nous irons dans l’ironie, le sarcasme, l’absurde aussi, pour faire passer le message d’un côté bien grinçant, barbu, poilu. »

Qui a dit qu’on ne pouvait pas rire de tout ?

 ?? JACQUES NADEAU LE DEVOIR ?? Une partie des humoristes qui participer­ont au festival Juste pour rire l’été prochain.
JACQUES NADEAU LE DEVOIR Une partie des humoristes qui participer­ont au festival Juste pour rire l’été prochain.

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