Le premier festival de l’ère post-Rozon
Qui a dit qu’on pouvait rire de tout? En tout cas, que ce soit par pudeur, par gêne ou tout simplement pour ne pas le rappeler au mauvais souvenir de tous (et surtout de toutes), aucun des rigolos en chef qui ont pris la parole mercredi matin au lancement de la programmation du prochain festival Juste pour rire (FJPR) n’a osé pousser la pointe contre le fondateur déchu de l’événement.
Le nom de Gilbert Rozon (et son nom seulement) n’a été évoqué qu’une seule fois, par le porte-parole du FJPR qui porte le même nom, par un drôle de hasard objectif. «Je m’appelle Patrick Rozon, mais vous pouvez m’appeler Patrick», a lancé le petit cousin de l’entrepreneur culturel, en marquant bien une pause pour laisser passer un escadron d’anges.
«Il y a un éléphant dans la pièce, a reconnu en entrevue l’humoriste Laurent Paquin, qui dirigera un des galas l’été prochain. On est le premier festival postapocalyptique, depuis la catastrophe, ou disons l’hécatombe, et nous allons accuser le coup. »
Voldemort du rire
Celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom, le tu-sais-qui du monde des Moldus de l’humour, a sombré subitement l’automne dernier quand les médias, dont Le Devoir, ont révélé de nouvelles accusations de harcèlement et d’agressions le concernant. La cour entend en ce moment une demande d’action collective déposée par le regroupement d’une vingtaine de femmes («Les Courageuses») qui accusent le magnat du rire d’inconduites sexuelles.
Gilbert Rozon a immédiatement démissionné de son poste de commissaire aux célébrations du 375e anniversaire de Montréal et de la présidence de son petit empire. Le Groupe Rozon et ses festivals ont été achetés par ICM Partners en collaboration avec l’humoriste canadien Howie Mandel.
«Cette ville, ce festival, signifient plus que tout ce qui m’est arrivé dans ma vie professionnelle, a
dit mercredi le copropriétaire. Il n’y a pas d’événements comparables dans le show-business.»
Depuis ce week-end, M. Mandel multiplie les entrevues pour répéter que le FJPR/Just for Laughs va survivre au départ de son fondateur et que cette entreprise ne tenait pas et ne tiendra pas à une seule personne.
La conférence de presse était organisée symboliquement dans une salle de spectacle de la Main, le boulevard Saint-Laurent, qui sépare l’est et l’ouest de la cité, à un jet de la place des Festivals de Montréal où se déroulera la 36e mouture de l’événement, du 14 au 19 juillet. Le rassemblement assumait le côté bilingue et même biculturel de la ville et de son événement phare. Les programmations en salle et sur le site extérieur, en anglais et en français, ont été dévoilées conjointement, dans les deux langues.
De la concurrence
Dans les faits, les deux entités ne sont pas équivalentes, y compris face au scandale Rozon, qui a surtout été suivi et relayé dans les médias et les sociétés francophones. La réputation de Just for Laughs (JFL) semble avoir moins souffert, et le festival appartient maintenant à une des plus grandes agences de talents artistiques du monde, qui a des bureaux à New York, à Los Angeles et à Londres.
Juste pour rire, par contre, doit maintenant faire face à la concurrence du Grand Montréal Comédie Fest. Le nouveau festival, dont la première mouture aura lieu du 1er au 15 juillet, rassemblera des dizaines d’humoristes organisés en coopérative. Le nouvel événement, ouvertement créé en réaction à l’affaire Rozon, est dirigé par une femme (Diane Arseneau), affiche un petit tiers de femmes humoristes (une quinzaine sur 50) et proposera un spectacle dont les profits seront versés à trois organismes soutenant les victimes d’agressions sexuelles.
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Visiblement, le FJPR n’a pas choisi de se démarquer de cette manière. Un exemple. Le communiqué de quatre pages distribué mercredi cite quatre femmes sur dix-huit humoristes (Iliza, Maria Bamford, Tiffany Haddish et Nikki Glaser) pour le volet anglo en salle de JFL mais une seule (Korine Côté) sur dix-sept vedettes du côté francophone.
«J’ai toujours fait mon travail sans souligner que j’étais une fille, dit Mme Côté en entrevue au Devoir. J’aime le fait qu’il y ait plus de femmes en humour. J’aime la parité. De là à viser la parité absolument, c’est un peu forcer la note. »
Elle ajoute qu’elle va là où ses horaires et ses engagements lui permettent d’aller et qu’elle n’a rien du tout contre l’autre événement d’humour. «Je n’ai pas choisi le FJPR contre le Comédie Fest. Ce n’est pas comme si mes parents divorçaient et que j’avais à choisir d’aller vers l’un ou l’autre. »
L’autre Rozon, Patrick, promet que «des éléments» en faveur de la cause des femmes seront dévoilés plus tard. «Une chose est certaine: les artistes féminines ont été contactées. C’est plus un problème de disponibilité. En partant, il faut faire en sorte qu’il y ait plus de femmes dans l’industrie de l’humour. »
Reste à voir qui composera les galas et si des femmes déjà programmées au nouvel événement auront choisi de participer aussi au FJPR, puisqu’un festival n’exclut pas l’autre. Laurent Paquin et Les Denis Drolet s’afficheront aux deux, et même à trois festivals dans le cas de M. Paquin, qui jouera aussi à ComédiHa! de Québec.
«J’ai toujours détesté les compétitions, les chicanes entre artistes, les disputes entre gérants, dit celui qui animera son 15e gala JPR. Je vais où je veux et je fais ce que je veux. »
Les Denis Drolet acquiescent. «Nous, on est des clowns, c’est ça, notre job, dit Vincent Léonard, surnommé le Denis à palettes. On va là où on nous offre des conditions agréables de travail. Au début, c’est sûr, la situation a joué dans nos valeurs. Mais l’institution s’est ajustée en respectant beaucoup l’être humain, on le sent. Les gens du FJPR sont sensibles, à l’écoute des artistes. Le feeling de renouveau, positif, on le sent.»
Le festival créé en 1983 emploie maintenant 3000 personnes. À elle seule, la programmation extérieure gratuite comprend une carte de 300 spectacles et activités.
Les galas en salle délaisseront les programmations thématiques en laissant carte blanche aux artistes. Comme Laurent Paquin, Les Denis Drolet promettent d’utiliser cette liberté pour traiter du sujet de l’heure pendant leur propre soirée centrale.
« Nous avons les bons personnages pour aller très loin avec ça, dit encore M. Léonard. Nous irons dans l’ironie, le sarcasme, l’absurde aussi, pour faire passer le message d’un côté bien grinçant, barbu, poilu. »
Qui a dit qu’on ne pouvait pas rire de tout ?