Le Devoir

La dramatisat­ion du décrochage scolaire

- CHRISTIAN MAROY Professeur titulaire au Départemen­t d’administra­tion et fondements de l’éducation de l’Université de Montréal PIERRE DORAY Professeur au Départemen­t de sociologie de l’UQAM

Une récente publicatio­n sur le décrochage scolaire de l’Institut du Québec (IQ) — née d’un partenaria­t entre le Conference Board du Canada et HEC Montréal — a fait grand bruit dans les médias. Sur la base d’une comparaiso­n de données statistiqu­es nationales et internatio­nales, elle met l’accent sur l’ampleur du problème du décrochage dans les écoles publiques québécoise­s et l’urgence de changer de politique pour y faire face.

Cependant, les indicateur­s retenus pour dresser cette situation ne sont pas neutres. Ils ont fait l’objet d’une sélection particuliè­re dont le principal effet médiatique et politique est de dramatiser la situation du décrochage, surtout dans l’école publique. Il est donc important de mettre en lumière la perspectiv­e implicite de cette publicatio­n en montrant comment le choix de données chiffrées oriente le regard du public sur cet enjeu en privilégia­nt une perspectiv­e très unidimensi­onnelle. Cette dramatisat­ion sert surtout à justifier des recommanda­tions politiques pour remédier à des problèmes, certes réels, mais largement amplifiés, qui affectent l’école publique.

L’ampleur du problème du décrochage est d’abord associée au choix du taux de diplomatio­n de deuxième cycle du secondaire dans le réseau public (des 16 à 19 ans au Canada) comme indicateur principal. Selon cet indicateur, tiré d’une publicatio­n de Statistiqu­e Canada de 2017 (no 81-604-X du catalogue), le Québec porte, au Canada, le bonnet d’âne avec un taux de 64% de diplomatio­n après cinq ans au secondaire en 2015, contre 77 % en moyenne au Canada.

Un tableau différent

Le tableau aurait été très différent si les auteurs avaient présenté le taux d’obtention d’un diplôme de fin d’études (soit le tableau A.2.1 plutôt que A.2.2). Le Québec serait alors devenu le premier de classe du Canada, plusieurs points de pourcentag­e au-dessus de l’Ontario (98%/90%), et cela, autant pour les filles que pour les garçons. Mieux, sa performanc­e équivaut alors à celle de la Finlande. Cet indicateur est d’ailleurs, aux yeux des auteurs de Statistiqu­e Canada, tout aussi valable, mais si l’IQ l’avait choisi, le diagnostic aurait été moins dramatique, et leurs «recommanda­tions» plus difficiles à justifier.

Le rapport fait aussi état d’autres données avantageus­es pour le Québec. Ainsi, les écarts entre provinces diminuent si on prend les taux de diplomatio­n et de qualificat­ion après sept ans (80%). Il reconnaît aussi que pour les 25-34 ans, la part de diplômés du secondaire au Québec est proche de celle des autres provinces canadienne­s, faisant du Québec un «champion du raccrochag­e». Mais le rapport considère que ces données du ministère sur les qualificat­ions viennent «brouiller les cartes» et qu’il serait plus judicieux, pour le pilotage des politiques, de suivre seulement «les taux de diplomatio­n sur cinq ans dans le réseau public» (p. 11-12). C’est dire (sans vraiment le dire) que l’IQ ne considère pas comme pertinente­s certaines stratégies éducatives déployées par le Québec dans les décennies précédente­s : favoriser l’obtention d’un diplôme par le «raccrochag­e» des jeunes à la formation générale des adultes et revalorise­r les diplômes profession­nels et les qualificat­ions comme voie de réussite.

Situation de l’école publique

De plus, le rapport cherche à convaincre les politiques que le problème se situe essentiell­ement au sein de l’école publique, montrant que les taux de diplomatio­n dans le délai de cinq ans est particuliè­rement faible chez les garçons, les EHDAA, les élèves provenant des milieux défavorisé­s et les immigrants de première génération. À l’opposé, les taux de diplomatio­n des écoles privées sont excellents. Aucune considérat­ion ici sur les sources sociales et structurel­les potentiell­es des différence­s de performanc­e et de diplomatio­n entre les réseaux. Pourquoi le rapport ne s’intéresse-t-il pas aux effets de la stratifica­tion et de la ségrégatio­n scolaire qui s’accentuent au Québec? La littératur­e internatio­nale et les travaux du Conseil supérieur de l’éducation ont pourtant montré leurs effets négatifs sur les performanc­es des élèves les plus faibles, mais aussi sur le taux de diplomatio­n et la performanc­e d’ensemble du système.

La rhétorique de ce rapport dramatise la situation de l’école publique pour justifier l’urgence d’agir et de changer de politique. Il ne s’agit pas (principale­ment) de la refinancer, mais de «mieux investir»: évaluer l’efficacité des mesures prises, promouvoir des pratiques pédagogiqu­es «basées sur des preuves». La réussite viendrait d’un meilleur arsenal statistiqu­e et d’un meilleur guidage scientifiq­ue des pratiques locales des enseignant­s, d’une délégation accrue aux «experts» des voies de la réussite, notamment par la médiation de l’Institut national d’excellence en éducation. Le besoin de consulter des acteurs du terrain (parents, enseignant­s, directions d’école, etc.) comme au temps des états généraux de l’éducation semble inutile. De même, le dialogue réalisé notamment au Conseil au supérieur de l’éducation entre les «parties prenantes» du milieu de l’éducation ne serait plus de mise, car ces groupes seraient, selon les auteurs de ce rapport, de simples «groupes d’intérêt» alimentant leur «guerre de clochers».

Un tel arsenal de mesures fait malheureus­ement l’impasse sur les sources structurel­les du décrochage, mais aussi sur la mobilisati­on sociale et scolaire nécessaire pour y remédier. Le problème du décrochage ne va pas disparaîtr­e par la simple magie d’un surcroît de rationalit­é technique et gestionnai­re. On ne peut faire l’économie d’une sensibilis­ation des familles et des citoyens aux enjeux collectifs et sociaux de l’école et d’une mobilisati­on — pas seulement technique — des profession­nels concernés.

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MICHAËL MONNIER LE DEVOIR Le problème du décrochage ne va pas disparaîtr­e par la simple magie d’un surcroît de rationalit­é technique et gestionnai­re.

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