Le Devoir

Comment sont fabriquées les conditions de travail des attrapeurs de poulets

- MARTINE D’AMOURS Professeur­e et chercheuse, Départemen­t des relations industriel­les de l’Université Laval et Centre de recherche sur les innovation­s sociales

Le Devoir a publié récemment des articles sur les conditions difficiles d’attrapeurs de volailles, ces travailleu­rs envoyés de ferme en ferme pour vider les poulailler­s et charger les volailles dans des cageots, afin qu’elles soient acheminées aux usines d’abattage. Ce travail dur, comportant des mouvements répétitifs, exercé le plus souvent de nuit, est faiblement rémunéré. Les attrapeurs sont parfois payés au forfait et parfois à l’heure, mais le temps de transport entre les fermes n’est pas toujours rémunéré. Il comporte en outre d’importants risques à la santé et à la sécurité, qui dépendent en partie de l’entretien des poulailler­s, et en partie de la présence d’équipement­s sécuritair­es, qui font souvent défaut.

Parce que ces conditions rendent difficile le recrutemen­t de la main-d’oeuvre, les entreprise­s d’attrapage font appel au Programme fédéral des travailleu­rs étrangers temporaire­s (PTET). Au Québec, quelque 80% des attrapeurs sont des travailleu­rs étrangers temporaire­s, surtout guatémaltè­ques. Or, les caractéris­tiques de ce programme les rendent vulnérable­s, principale­ment parce que leur permis de travail est restreint à un seul employeur. La crainte de rupture du lien d’emploi, qui signifiera­it le renvoi dans le pays d’origine, et celle de ne pas être rappelé l’année suivante expliquent leur faible propension à se plaindre en cas d’accident ou de non-respect de leurs droits.

Les conditions de travail des attrapeurs de volailles dépendent bien sûr des pratiques, parfois douteuses, et parfois exemplaire­s, de leur employeur juridique, la firme d’attrapage. Mais elles sont également façonnées par d’autres composante­s de la chaîne de valeur, qui ont un impact direct ou indirect sur leurs conditions de travail, et le pouvoir de contribuer à les modifier. L’enjeu: permettre à ces travailleu­rs de gagner dignement leur vie sans compromett­re leur santé, et éviter que les firmes respectueu­ses de leur bien-être perdent au jeu de la concurrenc­e face à des rivales peu scrupuleus­es.

Les firmes d’attrapage de volailles sont les sous-traitantes des entreprise­s d’abattage. Ces dernières établissen­t les horaires et les conditions d’attrapage, de même que la tarificati­on. Elles réalisent des audits pour garantir le respect des règles, notamment de bien-être animal. En cas de non-respect, elles peuvent diminuer le volume d’attrapage ou mettre fin au contrat. On doit en conclure qu’elles ont, par ces mêmes moyens, le pouvoir de s’assurer que leurs soustraita­nts respectent aussi les normes minimales de travail et de santé-sécurité des attrapeurs.

Il en va de même pour les clients finaux (les grandes chaînes de distributi­on alimentair­e et de restaurati­on rapide), qui dictent aux usines d’abattage, qui les répercuten­t en amont de la chaîne de valeur, des spécificat­ions bien précises de poids, de qualité, de volume et de délais de livraison. Si les clients finaux ont le pouvoir d’imposer à leurs fournisseu­rs, sous peine de pénalités allant jusqu’à la perte du contrat, leurs exigences en matière de prix et de qualité du produit, pourquoi n’useraient-ils pas des mêmes moyens pour exiger la qualité des conditions de travail?

Sécurité des attrapeurs

En évitant dans leurs poulailler­s que les planchers soient glissants ou les toitures mal déneigées, les producteur­s avicoles peuvent contribuer à la sécurité des attrapeurs. Qui, de l’État, des clients finaux, des firmes d’abattage, des regroupeme­nts de producteur­s, s’assurera que les poulailler­s sont entretenus de manière à préserver la sécurité et l’intégrité physique de tous ceux qui y travaillen­t? Une grande entreprise a jusqu’ici agi en ce sens, en exigeant l’installati­on de balcons aux étages supérieurs des poulailler­s, afin d’éviter les chutes.

Les organisati­ons syndicales ont un rôle essentiel dans la syndicalis­ation de cette main-d’oeuvre, mais aussi pour soutenir par d’autres moyens des salariés vulnérable­s. Certaines ont investi en ce sens, en finançant des groupes communauta­ires dédiés à l’informatio­n et à la défense des travailleu­rs agricoles. Et que dire des consommate­urs qui, par exemple dans le cas de Nike, ont obtenu des bonificati­ons des conditions de travail dans d’autres chaînes de valeur?

Finalement, il revient à l’État québécois d’assurer le respect des normes qu’il édicte et de rafraîchir un corpus législatif mal adapté à la production en filières ou en réseaux d’entreprise­s, où les activités sont réalisées dans le cadre de relations marchandes, entre entités distinctes qui se concurrenc­ent pour l’obtention des contrats, ce qui conduit trop souvent à une détériorat­ion des conditions de travail et à une dilution des responsabi­lités naguère dévolues à un employeur unique.

L’État fédéral, responsabl­e du PTET, ne devrait pas être en reste. Il a certes annoncé son intention d’augmenter les inspection­s dans les firmes bénéficiai­res du programme. Mais un fait demeure: une activité permanente (l’attrapage de poulets n’a rien de saisonnier) est réalisée par une main-d’oeuvre temporaire, dont une bonne partie revient d’année en année, mais à qui est déniée, sauf exception, la possibilit­é d’accéder à la résidence permanente au Canada. D’ici peu, des usines de la filière pourraient aussi recourir au PTET, comme c’est le cas dans d’autres production­s. Est-ce vraiment là le modèle de développem­ent que nous souhaitons ?

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