La solidarité, antidote au chacun-pour-soi
La solidarité comme antidote au chacun-pour-soi
«La
Liberté et l’Égalité sont des utopies de la rareté; l’Éternité et la Fraternité sont des utopies de l’abondance
Il y a des leçons à tirer des épreuves et de merveilleux souvenirs imprimés par l’adrénaline et l’urgence. On ne connaît bien quelqu’un qu’après avoir marché dix kilomètres dans ses gougounes ou partagé une pizza Domino’s en bouclant les dernières pages d’un journal dans un local de fortune baptisé «cellule de crise». Rien de tel pour souder les troupes.
Les offres d’héberger notre journal après l’incendie qui a bien failli anéantir ses locaux lundi dernier surgissaient d’un élan de solidarité, tant des amis, des entreprises, des lecteurs que de notre communauté, émouvant les plus endurcis et donnant à réfléchir.
Tous nos concurrents devenaient des alliés dans un monde marchand où chaque lecteur compte et où le mot «philanthropie» est devenu un modèle d’affaires récent. Il n’y a que Facebook qui ne nous a pas offert une place au sein de son giron prospère, le temps de nous repoudrer le nez.
Le directeur du Devoir, Brian Myles, m’a énuméré toutes les enseignes de l’industrie des médias imprimés, Québecor, La Presse +, The Globe and Mail, The Gazette, Huffington Post, La Presse canadienne, la FPJQ, et j’en passe. «Mon téléphone ressemblait à un sapin de Noël et à une machine à boules lundi soir. Le premier ministre Philippe Couillard m’a appelé mardi matin pour nous offrir un message de solidarité et nous dire de ne pas hésiter si nous avions des besoins particuliers. » Un gentleman, quoi. Sans le savoir, nous répondons probablement aux critères d’un programme pour espèces non protégées sans domicile fixe surdiplômées.
Lorsqu’on se demande si la démocratie a besoin des médias, même de ceux qui l’écorchent, la réponse surgit elle-même des cendres et Le Devoir pourra désormais adopter le phénix comme mascotte.
Étonnant comme l’être humain est capable de grandeur alors qu’au jour le jour, il s’entredéchire dans la pénombre des réseaux sociaux,
Jacques Attali
se déchiquette dans des guerres d’ego absurdes, s’abaisse dans la fange intestine plutôt que de s’élever dans la noblesse des idéaux porteurs. Parlant de noblesse, le journaliste du Journal de Montréal Michael Nguyen, venu livrer des crêpes jeudi matin, a donné du coeur au ventre à toute la rédaction.
J’ai vécu trois ou quatre drames dans ma vie, dont un incendie qui m’a jetée à la rue (et à la porte de mon bureau de travailleuse autonome) durant trois mois. J’ai appris dans l’adversité ce que les groupes populaires connaissent depuis toujours, la valeur inestimable de la solidarité, alors que je suis issue d’une génération X réputée individualiste.
L’aversion à la perte
Je suis toujours étonnée par la force de l’élan du coeur dans les crises et autres catastrophes. Cela ne dure qu’un temps, l’oubli s’installe ensuite. Nous sommes prompts à reprendre nos luttes fratricides et à nous entretuer, du moins symboliquement.
J’ai déjà grondé un politicien connu qui venait de se désabonner à cause d’un édito. PKP est abonné au Devoir et nous lit même quand Michel David lui fait du rentre-dedans. Et depuis lundi (jusqu’à jeudi soir), 655 dons totalisant 53 000 $ ont été envoyés aux Amis du Devoir.
Mon économiste de mari appelle cela «l’aversion à la perte»; j’en ai déjà parlé ici. Dans son cours d’économie comportementale, c’est l’un des concepts gagnants. On le doit au Prix Nobel d’économie 2002, Daniel Kahneman. En gros, cet économiste-psychologue a démontré que la gratification liée au gain est moins importante que l’aversion à la perte pour un montant égal. Nous sommes conditionnés à tout tenir pour acquis, mais dès qu’on menace de nous en priver, nous réagissons de façon virulente.
De la même manière, j’ai eu l’occasion d’échanger avec quantité de gens atteints d’une maladie grave qui m’ont souligné à quel point leur vie revêtait un éclat nouveau. C’est presque devenu cliché d’en faire mention ; chaque aube devient précieuse, chaque crépuscule pourrait être le dernier. Ce moment n’a plus rien d’anodin et notre entourage nous apprécie davantage en regard de notre mortalité désormais officielle. Nous devrions tous avoir une date de péremption sur le front.
Nous sommes des écervelés transgénérationnels qui n’apprennent pas grand-chose en chemin. «J’ai vécu comme une immortelle», m’a confié la semaine dernière une sexagénaire, cancéreuse incurable. «La santé rend arrogant», a ajouté une autre humble battante. Faut-il vraiment avoir un pied dans la tombe pour comprendre ce que disait Aragon: le temps d’apprendre à vivre, il est déjà trop tard. Notre vie n’est-elle «qu’un étrange et douloureux divorce » ?
Générosité culturelle
Une philosophe et expat belge me soulignait cette semaine à quel point ces élans de générosité altruistes entre rivaux demeurent étonnants pour une native des vieux pays. Elle y voit un trait culturel forgé par les rudes hivers et les corvées. Allez savoir! C’est peut-être notre vieux fond judéo-chrétien qui sert à expliquer jusqu’aux gestes les plus altiers, au sens suranné du terme.
Nous nous révélons davantage dans la suie de l’apocalypse que dans la soie des certitudes. Et les éléments qui se déchaînent ont toujours fourni à l’homme un rappel salvateur quant à sa place de poussière à l’échelle infinie de l’univers.
«La fraternité, c’est ce sentiment émouvant de proximité avec les autres humains. C’est le moment où la conscience de nos ressemblances submerge la conscience de nos différences, les fait apparaître minimes, dérisoires, inutiles, absurdes», écrit le psychiatre-pop Christophe André dans La vie intérieure. Il souligne à quel point les humains se coudent-à-coudent lorsqu’ils sont émus ensemble, dans la joie ou dans la peine (deuils, attentats, catastrophes naturelles).
Ranger de côté les intérêts personnels ou les inimitiés pour épouser le collectif, c’est ce qui fait la force de l’être humain depuis la naissance de la civilisation. Et, idéalement, cela transcenderait toute partisanerie en fredonnant Quand les hommes vivront d’amour de Raymond Lévesque ou We Can Work It Out des Beatles. Si je me rappelle bien, ça dit ceci : « Essaie de le voir à ma façon. Il n’y a que le temps qui nous dira si j’ai raison ou si j’ai tort. Mais si tu restes sur tes positions, il se peut que nous nous séparions très vite. »
Et commenceront les beaux jours, mais nous, nous serons morts mon frère… ou quelque chose du genre.