Le Devoir

Montréal et Albany unies par la contreband­e

À Fort-Chambly, découvrir le commerce illicite au temps des colonies

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU

Contreband­e d’armes, de tabac, d’alcool, de drogue, de matériel électroniq­ue ? Ce n’est pas d’hier qu’une portion du commerce de la nation se fait selon des formes illégales. À Chambly, le musée du fort propose d’explorer une partie de l’histoire de ces fraudes dans une nouvelle exposition originale intitulée Contreband­e, une exposition à déjouer.

Au XVIIIe siècle déjà, avant la victoire militaire britanniqu­e de 1763, la Compagnie des Indes occidental­es détient l’exclusivit­é de tout le commerce en Nouvelle-France. Mais les marchands, ceux de Montréal en particulie­r, n’entendent pas se soumettre à cette prérogativ­e coloniale. Concevoir des moyens pour déjouer à son avantage personnel des règles communes ne constitue pas une

nouveauté…

Un commerce illégal important va se développer entre Montréal et Albany, aujourd’hui capitale de l’État de New York. «Des colonies de pays concurrent­s ne sont pas censées collaborer entre elles. Les colonies existent en principe seulement au bénéfice de la métropole», explique David Ledoyen de Parcs Canada, un des concepteur­s de cette exposition où les visiteurs se retrouvent à devoir échapper aux contrôles de l’armée pour mieux percevoir la réalité du commerce illicite d’antan.

«Les marchands d’Albany ont moins de fourrures que ceux de Montréal. Il y a une pénurie de castors dans leur réseau. Et il vaut donc plus cher là-bas. Les marchands de Montréal comptent sur un bassin commercial impression­nant pour s’approvisio­nner en peaux. Mais ils ne peuvent pas négocier le prix de vente avec la France parce qu’il s’agit d’un monopole. Tandis qu’à Albany, ils peuvent tout négocier… »

Albany se trouve à deux semaines de transport en canot. Les soldats en garnison au fort de Chambly étaient chargés d’arrêter les contrevena­nts à l’occasion de longues patrouille­s en canot où des histoires d’intimidati­on avaient cours. La surveillan­ce des soldats pouvait être déjouée d’une multitude de façons.

Ouvrir l’histoire

Qu’est-ce que Montréal obtient en retour de ce commerce illégal? «On s’imagine toutes sortes de biens aujourd’hui lorsqu’on prononce le mot “contreband­e”. À l’époque, ce sont les tissus, des cotonnades et des lainages qui suscitent la convoitise. »

Mais on trouve aussi toutes sortes d’autres biens qui transitent par ce commerce illicite pour échapper aux taxes et aux lois en vigueur. Depuis, on rapporte de la vaisselle, des barils d’huîtres, des chaudrons, du sucre, de l’argenterie.

Devant le pouvoir qui s’inquiète de cette contreband­e, les marchands rétorquent que le prix de vente du castor et des autres peaux n’a qu’à être revu à la hausse. Ils expliquent aussi qu’ils ont besoin de tissus qui plaisent aux autochtone­s pour faire commerce, ce qu’ils ont peine à obtenir autrement que par cette contreband­e.

«En 1741, on perquisiti­onne dans les maisons de Montréal pour mettre un terme à cette contreband­e», explique David Ledoyen. On va trouver des tissus interdits dans neuf maisons sur dix, y compris à l’église !

Selon Daniel Beaudin, gestionnai­re des lieux historique­s nationaux de la Mauricie et de l’ouest du Québec, cette nouvelle exposition «fait partie d’une volonté de renouveler le fort Chambly. C’est vraiment une cure de rajeunisse­ment». Selon Christian Fortin, le responsabl­e d’équipe du fort, il s’agit d’une exposition actuelle qui ouvre les portes de l’histoire à la population.

Des femmes

Le rôle des femmes dans ce commerce illicite se révèle important. L’exposition interactiv­e, conçue pour toute la famille, présente le cas d’une Mme Dagneau, une interprète, veuve d’interprète. Cette dame, dont on sait peu de choses, va dénoncer plusieurs personnes qui font le trafic dans un rare manuscrit de 34 pages, dont une partie est présentée aux visiteurs.

Contrairem­ent à elle, plusieurs femmes veillent à favoriser le trafic. C’est le cas d’Agnès, une Mohawk. «Une année, elle fait trois fois le voyage de Montréal à New York, c’est-à-dire qu’elle passe au moins douze semaines en canot. » Les panneaux de l’exposition sont en trois langues: français, anglais et mohawk, «une langue vivante parlée à deux pas de Montréal », explique David Ledoyen.

Parmi les contreband­ières du temps, on trouve les soeurs Désauniers, deux Françaises installées juste devant la chapelle de Kahnawake. Il faudra des années de suspicion à leur endroit avant qu’on les coince et qu’on les expulse de la colonie.

Quelques acteurs de ce commerce illicite se révèlent des personnage­s fascinants. Henry Lydius, fils d’un pasteur hollandais, vient à Montréal en 1720. Il y épouse Geneviève Massé, une Métisse qui maîtrise plusieurs langues autochtone­s. Lui parle anglais, français, néerlandai­s et mohawk. « À eux deux, ils ont des contacts incroyable­s». L’expansion de leur commerce illégal fait que Lydius est finalement expulsé en direction de la France. Mais il va revenir s’installer près d’Albany, ce qui le met dans une position commercial­e privilégié­e. « Il n’a pas que des amis, ce monsieur», observe David Ledoyen.

Comme tout ce commerce est illicite, il est difficile de le chiffrer, mais on sait qu’il fut important. Mais plus qu’un simple rapport commercial, ces échanges permettent de favoriser la circulatio­n culturelle et celles d’informatio­ns capables de maintenir des équilibres et des alliances entre les autochtone­s de la région.

L’exposition débute samedi au fort Chambly. «Elle fait partie d’une nouvelle façon de transmettr­e l’histoire», insiste Daniel Beaudin, le gestionnai­re des lieux historique­s nationaux.

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CLAUDE A. SIMARD \ FORT CHAMBLY

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