Le Devoir

Le bon sauvage

- CHRISTIAN RIOUX à Paris

Est-ce la faute à Rousseau ? Le mythe du bon sauvage n’a jamais été aussi répandu. On en vient presque à regretter cette époque où la religion offrait une échappatoi­re et où celui qui voulait implorer le pardon disait le chapelet en famille. Aujourd’hui, nos représenta­nts passent leur temps à s’excuser sur toutes les tribunes.

En France, cette repentance s’exprime chaque année à l’occasion de la journée de commémorat­ion de l’abolition de l’esclavage (le 10 mai) créée par Jacques Chirac à l’initiative de l’ancienne ministre Christiane Taubira. Le hasard a voulu que cette année, cette commémorat­ion survienne en même temps que la réédition d’un ouvrage qui nous en apprend plus sur le sujet que les longs discours qui font souvent peu de cas de la vérité historique.

«Il est peu de sujets sur lesquels on rencontre tant d’erreurs. C’est sans doute que l’esclavage paraît scandaleux à la conscience moderne et suscite toujours chez nous une profonde émotion, sentiment peu propice à l’exercice de la raison», écrit l’anthropolo­gue Alain Testart dans L’institutio­n de l’esclavage. Mort en 2013, l’auteur ne risque pas de subir les foudres qui avaient frappé en 2005 son collègue l’historien Olivier Pétré-Grenouille­au. Certains groupes antiracist­es l’avaient alors pris à partie pour avoir osé dire que la traite négrière n’avait été ni un génocide ni le monopole de l’Occident.

Dans ce sillage, l’ouvrage d’Alain Testart publié dans la réputée Bibliothèq­ue des sciences humaines de Gallimard montre bien que l’esclavage a été pratiqué sur tous les continents et par les sociétés les plus diverses. On trouve en effet des esclaves depuis le Code d’Hammourabi (1750 av. J.-C.) jusqu’à nos jours. Certaines formes d’esclavage se pratiquant toujours, comme l’ont récemment illustré les images tournées par CNN en Libye.

L’anthropolo­gue qui a consacré sa vie aux aborigènes distingue deux types d’esclavage. Celui particuliè­rement brutal pratiqué par certaines sociétés africaines et asiatiques, qui permettait de réduire en esclavage des membres de leur propre communauté, pour effacer une dette par exemple. Au contraire, l’esclavage pratiqué dans les mondes chrétien et musulman a toujours interdit de réduire en esclavage un coreligion­naire ou un sujet du roi.

Cette distinctio­n est essentiell­e, car elle explique pourquoi l’Afrique sera le lieu par excellence de la traite dès le premier millénaire pour l’islam et à partir du XVIe siècle pour la chrétienté. Plus la chrétienté et l’islam se répandiren­t, plus il fallait s’éloigner pour capturer des esclaves. «La grande malchance de l’Afrique fut que, au contraire de l’Amérique, elle n’était pas colonisée, écrit Testart. Ses habitants ne devinrent, avant longtemps, les sujets d’aucun royaume européen ni ne furent convertis. […] Au demeurant, l’esclavage était là-bas une réalité familière. Un endetté pouvait être réduit en esclavage, et l’on y vendait ses enfants. »

La démonstrat­ion de l’anthropolo­gue met évidemment à mal la thèse à la mode d’un esclavage essentiell­ement fondé sur le racisme. Le XVIe siècle raisonne encore en termes religieux, écrit-il. Pas à partir des distinctio­ns de races ou de couleurs! «Celui qui pouvait être réduit en esclavage au moment de la conquête ne peut plus l’être après, car il est devenu sujet d’Espagne ou du Portugal et aucun roi ne tolère que ses sujets soient réduits en esclavage.» Le racisme est une idéologie moderne qui n’interviend­ra donc que tardivemen­t dans l’histoire de l’esclavage. De la même logique découle l’impossibil­ité du statut d’esclave en France, explique Testart, puisque, selon un édit royal de 1315, «le sol de France rend libre tout esclave qui l’aborde». Il faudra attendre 1777 pour que cette règle ne souffre plus d’exception. Il en ira de même en Angleterre.

Au passage, Alain Testart s’appuie sur les riches travaux de l’anthropolo­gue québécois Roland Viau, qui a bien connu les Mohawks de Kahnawake. Ils montrent que les Iroquois pratiquaie­nt l’esclavage, et non pas seulement l’adoption des prisonnier­s comme on l’avait cru. Au début de la colonisati­on, les Iroquois, qui sont déjà inscrits dans un réseau complexe d’alliances et de commerce, vendront des esclaves aux Hollandais, aux Anglais et aux Français. Chez les Illinois, ce trafic prendra une grande importance. On a même retrouvé des esclaves noirs chez les Creeks d’Alabama.

On est loin des images d’Épinal comme celle que cultive notamment le film de François Girard Hochelaga, terre des âmes. Dans cette saga nationalis­te plutôt laborieuse, le bon sauvage apparaît comme le grand mythe unificateu­r du Canada, seul capable de réconcilie­r la diversité de ce grand pays éclaté. Ce n’est pas un hasard si les chants indiens et les ronds de fumée rythment le récit de l’arrivée de Jacques Cartier à l’époque actuelle. On ne s’étonnera pas non plus que les descendant­s de tout ce beau monde se retrouvent unis et solidaires dans une vaillante équipe de football qui n’est autre que celle de l’Université McGill. Ni que, dans le vestiaire, l’entraîneur s’adresse à tous en anglais, à l’exception de quelques sacres folkloriqu­es bien placés. Mais ça, c’est déjà une autre histoire…

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