Le Devoir

Faire silence

- AURÉLIE LANCTÔT

Lorsque j’ai su pour l’incendie au Devoir, les flammes étaient déjà bien éteintes et le journal, parti aux presses. C’est que depuis le début du mois de mars, je ne lis les journaux qu’une fois par jour, le matin, lorsqu’ils arrivent au pas de ma porte. C’est tout, à quelques dérogation­s près. Je n’ai ni alertes d’actualités ni réseaux sociaux sur mon téléphone. J’ai même supprimé de façon permanente mon fil d’actualité Facebook. Bref, j’ai fait le silence autour de moi. Ou plutôt — car l’objectif n’était pas de m’enfermer dans une bulle —, j’ai repris le contrôle de mon exposition à l’informatio­n.

Je dois l’idée à Farah Manjoo, un collaborat­eur du New York Times qui, dans un texte publié le 7 mars dernier, présentait le bilan de sa propre expérience avec l’ascèse d’actualité. Ses conclusion­s étaient claires: au bout de deux mois, non seulement la consommati­on parcimonie­use d’informatio­n avait réduit significat­ivement son niveau d’anxiété, mais la lecture attentive des journaux une seule fois par jour avait approfondi sa compréhens­ion des enjeux d’actualité. Et bien sûr, il disait avoir soudain du temps à consacrer à des projets plus substantie­ls. Depuis la publicatio­n de ce texte, il a d’ailleurs suspendu sa chronique dans le Times pour terminer l’écriture d’un livre…

J’ai eu envie de voir si, en effet, la boulimie d’informatio­n appauvrit ma compréhens­ion de l’actualité. Avant, j’avais l’habitude de regarder sans cesse mon fil Twitter, de recevoir des alertes, de consulter les sites des médias d’informatio­n plusieurs fois par jour. J’ouvrais des ribambelle­s d’onglets dans mon navigateur, promettant de lire tous ces articles «indispensa­bles», pour finalement les parcourir distraitem­ent, au mieux. L’essentiel de mon attention était accaparé par des bribes d’informatio­n en continu, mais partielles et décontextu­alisées, si bien que ma conscience des événements était peut-être large, mais somme toute superficie­lle. Deux mois après avoir cassé complèteme­nt ces habitudes, je dresse un constat très net : cette façon d’accéder à l’informatio­n tue toute capacité critique par rapport à celle-ci.

J’y vois d’abord un problème de tempo. Si on suit au pas le rythme de production de l’informatio­n, il faut forcément renoncer à toute synthèse, c’est-à-dire à la constituti­on d’un rapport réflexif aux faits. Car les faits, à leur face même, ne révèlent pas grand-chose. Ils sont, à proprement parler, insignifia­nts. Pour en dégager le sens, il faut les mettre en lien, les organiser, les interpréte­r rigoureuse­ment. C’est précisémen­t ce que font, en principe, les journalist­es, lorsqu’on leur donne le temps et les outils pour travailler.

Mais lorsque l’on consulte frénétique­ment l’actualité, l’immédiatet­é de la transmissi­on de l’informatio­n en vient à primer la qualité de son traitement, voire son traitement tout court. En prenant l’habitude d’absorber la nouvelle en fragments instantané­s, on accepte tacitement l’idée que c’est en réduisant perpétuell­ement la distance temporelle qui nous sépare des événements qu’on se rapproche de la «vérité». Comme si la synthèse, l’analyse et l’organisati­on de l’informatio­n n’étaient que des distorsion­s dans le fantasme d’un monde qui, à défaut d’être intelligib­le, serait parfaiteme­nt transparen­t. Ce qui revient aussi à dire que le meilleur journalist­e est au fond celui qui s’abstient de faire son travail.

Et pourtant! En m’imposant de consulter seulement une informatio­n traitée, analysée et organisée, comme c’est le cas dans un journal, et en y accordant l’attention qu’elle mérite, le caractère essentiel du travail journalist­ique est devenu d’autant plus évident. Les carences de ce travail aussi: un reportage incomplet est plus frustrant lorsqu’on ne pallie pas soi-même les manques en consultant, au hasard du Web, dix autres articles peut-être tout aussi incomplets, mais qui, par accumulati­on, finissent par donner à peu près l’heure juste.

On tape allègremen­t sur la tête des journalist­es, souvent pour des motifs idéologiqu­es, mais paradoxale­ment, j’ai l’impression que nous avons développé une accoutuman­ce à l’informatio­n partielle, médiocre. Peut-être parce que nous avons intégré le réflexe de «compléter soimême », avec une abondance de sources de qualité variable, accessible­s en quelques clics. Ou alors parce que le mirage du rapport immédiat aux faits nous satisfait. Je ne sais pas.

Je crois néanmoins avoir été, durant les deux derniers mois, mieux informée que dans les dix dernières années. J’ai l’esprit plus clair, et j’ai un rapport moins émotif aux événements. Et si je suis généraleme­nt plus calme, je suis par contre beaucoup plus inquiète de la crise qui secoue notre presse écrite. Pour vous en convaincre, tentez l’expérience « slow news »: on mesure bien l’ampleur de ce qui est menacé.

Lorsque l’on consulte frénétique­ment l’actualité, l’immédiatet­é de la transmissi­on de l’informatio­n en vient à primer la qualité de son traitement

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