Le Devoir

Deux lockouts, deux poids, deux mesures

- THOMAS COLLOMBAT Professeur agrégé de science politique, Université du Québec en Outaouais

On apprenait récemment la levée du lockout décrété le 1er mai dernier par la direction de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR). Les professeur­es et professeur­s peuvent donc rentrer au travail au terme de quinze jours d’un conflit qui aura assez rapidement bénéficié d’une grande visibilité.

Éditoriali­stes, chroniqueu­rs et responsabl­es politiques se sont en effet emparés de cet événement, généraleme­nt pour dénoncer l’amateurism­e et le mépris ayant mené à la décision du rectorat, ainsi que ses conséquenc­es pour la population étudiante et pour l’ensemble de la région. Dans une scène pour le moins inusitée, on aura même vu une ministre libérale applaudie sur une ligne de piquetage après qu’elle a publiqueme­nt retiré sa confiance aux dirigeants de l’UQTR responsabl­es du lockout. L’issue de la négociatio­n reste incertaine et la possibilit­é d’une loi spéciale imposant une convention collective continue de planer. Toutefois, force est de constater que le mouvement d’indignatio­n et d’opposition au lockout a été assez efficace.

Pendant ce temps, à moins de 30km du campus de l’UQTR, un autre lockout se poursuit. Celui-ci concerne les 1030 travailleu­ses et travailleu­rs de l’Aluminerie Bécancour inc. (ABI), propriété conjointe des deux géants de l’aluminium Alcoa et Rio Tinto. Alors qu’il touche plus du double de personnes que celui de l’UQTR, ce conflit dure depuis maintenant plus de quatre mois et ne bénéficie que de très peu de couverture médiatique au niveau national. Ici, pas de ministre sur les lignes de piquetage ni de débat en ondes dans les programmes de grande écoute. Certes, l’Assemblée nationale a adopté une motion unanime appelant les parties à reprendre la négociatio­n et la ministre du Travail a bien obtenu de l’employeur un engagement à s’asseoir à la table. Avec quel effet? ABI a mis un mois à réagir (contre quelques heures dans le cas de l’UQTR), pour finalement simplement durcir le ton en indiquant que même son offre rejetée précédemme­nt par les syndiquées et syndiqués ne constituai­t plus une base de discussion. Alors que c’est la ministre de l’Enseigneme­nt supérieur qui s’est personnell­ement impliquée dans le conflit à l’UQTR, aucun signe à l’ABI de la ministre de l’Économie ou encore du ministre de l’Énergie. Pourtant, Hydro-Québec perd 600 000 $ par jour en raison du lockout (ABI n’a pas à honorer son entente avec le fournisseu­r d’électricit­é car le lockout est considéré comme un « cas de force majeure »).

Secteur public

Comment expliquer ce contraste? Manifestem­ent, en matière de lockout, il semble y avoir deux poids, deux mesures. On pourra certes arguer du fait que la position de l’UQTR dans le giron du secteur public rend l’interventi­on de la ministre de tutelle plus compréhens­ible. Pourtant, les université­s québécoise­s, y compris celles du réseau de l’UQ, restent des établissem­ents autonomes. Et c’est bien par les pressions politiques et non par un biais législatif ou réglementa­ire que la ministre a convaincu le recteur de revenir sur sa décision. On avancera également que les conséquenc­es du lockout à l’UQTR allaient au-delà du groupe concerné et menaçaient le cheminemen­t de nombreux étudiants. Mais que dire alors des répercussi­ons de l’arrêt de travail forcé à l’ABI sur toute l’économie de la région et ses conséquenc­es se chiffrant en millions de dollars perdus pour HydroQuébe­c, propriété collective des Québécois? On n’ose penser que c’est le statut et le capital social et politique des professeur­s d’université qui auraient permis à leur conflit de bénéficier d’une meilleure visibilité.

Le lockout à l’UQTR n’est pas condamnabl­e avant tout parce qu’il touchait une institutio­n publique. Il est condamnabl­e parce que, comme tout lockout, il est profondéme­nt injuste et illégitime. En mettant les professeur­s en chômage forcé, le recteur n’a pas perdu un sou de sa rémunérati­on. De la même façon, Alcoa et Rio Tinto continuent de fonctionne­r grâce à leurs autres établissem­ents, alors que les 1030 salariés d’ABI n’ont d’autres ressources que la générosité des soutiens alimentant leur fonds de grève. Quel que soit le contexte, un lockout n’est jamais justifié. Son existence s’inscrit dans une égalité fictive entre travail et capital: si les uns ont droit à la grève, les autres ont droit au lockout. Or, dans un système capitalist­e, cette égalité n’a jamais existé. En fait, le droit du travail est même censé corriger, au moins à la marge, cette inégalité systémique, en cherchant à protéger avant tout les travailleu­ses et les travailleu­rs. C’est pour cette raison que, dans plusieurs pays, le lockout est interdit. Il est peut-être temps que la société québécoise ait ce débat. À moins que l’on considère qu’entre un millier de travailleu­rs de Bécancour et deux multinatio­nales subvention­nées, il y a effectivem­ent « égalité ».

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VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR Les professeur­s de l’UQTR peuvent maintenant rentrer au travail au terme de quinze jours d’un conflit qui aura assez bénéficié d’une grande visibilité.

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