Le Devoir

RBG la justicière

Betsy West et Julie Cohen à propos de leur documentai­re sur la juge Ruth Bader Ginsburg

- FRANÇOIS LÉVESQUE LE DEVOIR

LLe film RBG prendra l’af fiche au Québec dès le 25 mai.

a célébrité est parfois chose étrange et imprévisib­le. Prenez Ruth Bader Ginsburg: aux États-Unis, cette juge, seule femme à siéger à la Cour suprême, est depuis quelques années aussi connue qu’une vedette de cinéma. Cela, alors qu’elle vient de célébrer ses 85 ans. Comment expliquer un tel engouement? Pour la simple et bonne raison que la juge Ginsburg est inspirante. À l’affiche le 25 mai, le documentai­re RBG revient sur le parcours extraordin­aire de cette battante dont la nature discrète offre un contraste saisissant avec gloire qu’on lui a tardivemen­t accolée. C’est l’un des nombreux aspects sur lesquels reviennent les coréalisat­rices Betsy West et Julie Cohen en entrevue.

«La juge Ruth Bader Ginsburg est maintenant une personnali­té hypermédia­tisée aux États-Unis. Sauf que les gens ne connaissen­t pas nécessaire­ment l’ampleur du travail qu’elle a accompli pour la cause des femmes. Ni son histoire personnell­e, d’ailleurs. Notre but était vraiment de mettre ça en lumière», précise Betsy West.

The Notorious R.B.G.

À partir de 2013, la magistrate devint un personnage de la culture populaire, faisant l’objet de mèmes, de t-shirts, et devenant une héroïne auprès des millénaria­ux.

«C’est une dissension de sa part, cette année-là, qui a tout déclenché, explique Julie Cohen. Il s’agissait d’un jugement très attendu: Shelby County contre Holder» opposant le comté de Shelby, en Alabama, au procureur général Eric H.Holder fils.

Y fut plaidée l’inconstitu­tionnalité de deux dispositio­ns de la Loi sur les droits de vote de 1965 mises en place, à l’origine, pour instaurer davantage d’équité pour les citoyens noirs. L’un des arguments pour abolir ces dispositio­ns était que les statistiqu­es récentes indiquaien­t une situation saine. La Cour suprême donna raison au comté de Shelby.

«Dans sa dissension, la juge Ginburg fut particuliè­rement cinglante et nota que la situation s’était améliorée justement grâce auxdites mesures, et que de les abolir, ça revenait à jeter son parapluie en pleine averse sous prétexte qu’on n’est pas mouillé », rappelle Betsy West.

De renchérir Julie Cohen : « Sa dissension est devenue virale. On s’est mis à la désigner sous le surnom “The Notorious R.B.G.”, un clin d’oeil au rappeur Notorious B.I.G. C’est une étudiante en droit, Shana Knizhnik, qui a nommé ainsi son blogue sur Tumblr.» Naissance tardive d’un phénomène.

Ces lois misogynes

Dès lors, d’autres étudiantes en droit, mais aussi en journalism­e, s’intéressèr­ent aux causes plaidées par cette femme menue, peu loquace, mais dotée d’une force de raisonneme­nt redoutable.

Nommée juge à la Cour suprême des États-Unis en 1993, Ruth Bader Ginsburg était alors inconnue du grand public. Elle ne s’en était pas moins illustrée brillammen­t sur le

Ruth Bader Ginsburg est une personnali­té hypermédia­tisée. Sauf que les gens ne connaissen­t pas l’ampleur du travail qu’elle a accompli pour la cause des femmes. BETSY WEST

front juridique lors des deux décennies précédente­s.

Spécifique­ment, elle s’est consacrée à la cause des femmes, ciblant des affaires qui mettaient en relief les iniquités dont celles-ci ont historique­ment fait l’objet.

« Dans les années 1970, il y avait énormément de discrimina­tion contre les femmes, souvent inscrite dans les lois américaine­s, précise Betsy West. Une femme pouvait par exemple être congédiée parce qu’elle était enceinte. Les femmes devaient demander à leurs maris de cosigner pour l’obtention d’une carte de crédit, ou pour une hypothèque. Un mari ne pouvait pas être poursuivi en justice pour le viol de sa femme. Ces lois et dispositio­ns de lois, les gens ne les remettaien­t pas en cause. Comme Ruth Bader Ginsburg l’a écrit, en agissant de la sorte, on ne plaçait pas les femmes sur un piédestal: on les enfermait dans des cages. »

Une pionnière

Une cause à la fois, méthodique­ment, Ginsburg s’attaqua à ces lois et à cette perception, provoquant tantôt une réforme, ou mettant en place tantôt une jurisprude­nce.

«Jeune avocate, elle possédait déjà cette vision à long terme, cette stratégie dans la durée, note Julie Cohen. Et elle a vite compris le sens du mot “discrimina­tion”. À Harvard, elle était une des 9 femmes inscrites en droit contre plus de 500 hommes. Elle a terminé sa scolarité à Columbia, et bien qu’elle fût l’une des plus brillantes diplômées, une première de sa classe en fait, aucune firme de New York n’a voulu l’embaucher. On n’embauchait pas de femmes dans les cabinets d’avocats, point. »

Professeur­e de droit, elle cofonda en 1970 la revue Women’s Rights Law Reporter, première publicatio­n dévolue exclusivem­ent aux droits des femmes. En 1972, elle cofonda le Women’s Rights Project, à l’Union américaine pour les libertés civiles (American Civil Liberties Union; ACLU). Entre 1973 et 1976, Ginsburg plaida six causes traitant de discrimina­tion basée sur le sexe. Elle en remporta cinq.

Nommée juge à la Cour d’appel en 1980, elle y siégea jusqu’à sa nomination à la Cour suprême.

Un grand amour

Dans le documentai­re, le tempéramen­t bûcheur, rigoureux de Ruth Bader Ginburg est évoqué non seulement à travers les témoignage­s de collaborat­rices et de collaborat­eurs, mais aussi de proches.

«Julie et moi étions très au fait de la carrière de la juge Ginsburg lorsque nous avons décidé de tourner le documentai­re. Toutefois, nous ne connaissio­ns pas beaucoup sa vie personnell­e. Nous avons découvert

À partir de 2013, la magistrate devint un personnage de la culture populaire, faisant l’objet de mèmes, de t-shirts, et devenant une héroïne auprès des millénaria­ux

qu’elle a vécu cette fabuleuse histoire d’amour avec son mari, Martin Ginsburg [décédé en 2010]. Pendant le tournage, tous les intervenan­ts qu’on rencontrai­t nous parlaient de Martin dans les cinq premières minutes, sans qu’on y ait fait allusion. Il l’a toujours soutenue et a mis sa propre carrière — brillante — en veilleuse au profit de celle de sa femme. C’est lui qui s’est davantage occupé de leurs enfants à une époque où un mari n’agissait pas de la sorte.» Derrière chaque grande femme…

Le couple n’aurait su être plus contrasté, elle petite et cérébrale, lui géant blagueur. D’ailleurs, apprendon, Ruth Bader Ginburg n’est telle- ment pas du genre à se placer à l’avant-scène qu’elle faillit ne même pas être considérée pour le poste de juge à la Cour suprême. Fiscaliste devenu professeur à l’Université de Georgetown, son époux mena une campagne intensive et fit jouer tous ses contacts afin que la candidatur­e de sa femme ne puisse être ignorée.

Présence indispensa­ble

Se positionna­nt traditionn­ellement au centre gauche et cherchant autant que possible le compromis, Ruth Bader Ginsburg s’est, stratégiqu­ement là encore, déplacée vers la gauche ces dernières années avec l’arrivée de nouveaux juges campés très à droite. Il n’est pas rare que ses dissension­s, le cas échéant, circulent davantage que les jugements eux-mêmes.

Souvent «invitée» à prendre sa retraite vu son âge, Ruth Bader Ginsburg continue au contraire d’essayer d’équilibrer la Cour suprême. Ce qui n’est pas pour plaire à tout le monde. À ce chapitre, RBG s’ouvre de manière percutante avec les éructation­s fielleuses d’hommes puissants, dont le président Trump, qui en ont contre la magistrate.

«Ça montre à quel point sa présence reste indispensa­ble », conclut Betsy West.

Tour à tour empêcheuse de tourner en rond et objectrice de conscience, la juge Ginsburg n’a, à l’évidence, pas fini de faire oeuvre utile.

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MÉTROPOLE FILMS DISTRIBUTI­ON Dans le documentai­re, le tempéramen­t bûcheur, rigoureux de Ruth Bader Ginburg est bien évoqué.

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