Le Devoir

Philippe Djian au crépuscule du drame

À l’aube met en scène une constellat­ion de personnage­s abîmés par leur condition

- FABIEN DEGLISE LE DEVOIR

À l’aube ★★★ 1/2 Philippe Djian, Gallimard, Paris, 2018, 190 pages Entrer dans un territoire narratif balisé par Philippe Djian, c’est forcément fouler une terre sauvage, c’est pénétrer au coeur d’un écosystème singulier où le détail signifiant est dissimulé dans un jeu fin d’ombre et de lumière où l’intrigue se dévoile par petites touches, au rythme de scènes aux dialogues enchâssés dans la descriptio­n de l’action et des lieux.

Tout est en phase. Rien n’est de trop, pour cultiver les mystères et les secrets donnant cet engrais à une humanité en détresse, à des êtres abîmés par leur condition, par leur environnem­ent et qui s’empêtrent dans leurs vaines tentatives de s’en sortir.

Joan, femme forte et déterminée, au coeur de cette nouvelle fiction, tient de la bouture qui reproduit une espèce récurrente dans l’oeuvre de Philippe Djian. Elle a le dynamisme de sa trentaine, tient une friperie au centre-ville de Cambridge, dans la banlieue de Boston, avec son amie Dora, commerce bien légitime qui sert surtout de paravent à un vaste réseau d’escortes dont les deux femmes sont autant les victimes consentant­es que les principale­s actionnair­es.

La mort violente des parents de Joan vient troubler une existence grise à l’équilibre précaire. Le drame va la forcer à regagner la maison familiale pour prendre soin de Marlon, un frère au développem­ent mental inabouti, mais aussi à côtoyer Howard, ami de ses parents qui débarque dans sa vie pas seulement pour offrir de la compassion, mais surtout pour mettre la main sur un montant d’argent que le couple aurait caché dans le sous-sol. L’origine des billets est bien sûr suspecte. Cela fait partie de l’intrigue.

Dans le décor d’une NouvelleAn­gleterre dépeinte loin des clichés habituels, avec, au surplus, une inclinaiso­n du regard témoignant même d’une fine connaissan­ce des lieux, Philippe Djian met en scène, dans ce 29e roman, une attachante constellat­ion de personnage­s gravitant autour de Joan. Il y a Dora, qui s’interroge sur l’espérance de vie en banlieue «pour une fille habituée à porter des talons hauts et des jupes courtes plutôt que des godasses à semelles de caoutchouc et des salopettes ».

Il y a John, policier, aspirant shérif, complice de toutes ces femmes à la sexualité tarifée — l’homme «ne peut pas être complèteme­nt mauvais» puisqu’il a pensé voter pour Bernie Sanders. Puis il y a Vickie, qui «se donne un an avant d’arrêter», Corinne, la mère au foyer arrondissa­nt ses fins de mois dans le «réseau», ou encore Ann-Margaret, fâcheuse qui, en s’approchant un peu trop de Marlon, va certaineme­nt plus perdre que gagner.

L’aube peut être un moment propice pour les nouveaux départs, pour le délestage de poids qui précède un envol ou pour mettre un point final à des histoires qui depuis trop longtemps, par indolence ou aveuglemen­t, attendent leur dénouement. Mais pour Philippe Djian, ce point de commenceme­nt devient surtout une matrice, celle qui, dans l’angoisse sourde et le désenchant­ement, fait tomber les lumières et apparaître les crépuscule­s.

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JOËL SAGET AGENCE FRANCE-PRESSE Philippe Djian impose un écosystème singulier où le détail signifiant est dissimulé dans un jeu fin d’ombre et de lumière.
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