Des caractères en héritage
De la police « montée » à la police nationale, le Canada s’est trouvé une identité typographique
Les polices de caractères ont souvent une histoire étonnante, dans laquelle s’entremêlent enjeux graphiques, économiques et sociopolitiques. Troisième texte de cette série estivale.
Les pays ont des hymnes nationaux, des drapeaux, des devises, des armoiries, pourquoi pas une police de caractères ? Le Canada, lui, s’est trouvé une bonne raison d’en choisir une, pour le 150e anniversaire de sa fondation, afin de camper en toutes lettres l’ADN de ce pays qui s’étend A mari usque ad mare.
En 1967, pour le centenaire de la confédération, le gouvernement canadien avait déjà requis les services du designer Carl Dair pour créer la fonte Cartier, la première en caractères latins à avoir été créée au Canada, tombée depuis en désuétude car jugée trop peu efficace.
Cinquante ans plus tard, c’est le designer Raymond Larabie, designer au style futuriste, qui a été choisi pour accoucher d’une griffe typographique capable d’incarner l’âme et l’esprit de plusieurs peuples et de son territoire. Lourde tâche.
Comment déterminer la signature typographique d’un pays ? Les ÉtatsUnis pourraient revendiquer le Highway Gothic, qui parsème déjà tous les panneaux routiers des routes et autoroutes du pays. La Suède, elle, s’est arrêtée sur le Sweden Sans — après un concours lancé auprès des designers nationaux —, une fonte minimaliste du plus pur jus, inspirée du design scandinave.
Fontes multiculturelles
Le Canada, lui, s’est trouvé une raison : le 150e anniversaire de sa fondation, pour se forger une entité typographique. En 2017, il a fait appel à Larabie, un designer né à Gatineau qui a lancé sa propre boîte de création typographique après en avoir rêvé depuis l’enfance.
« Ma grand-mère me donnait des catalogues de fontes pour jouer et ça m’a tout de suite intéressé. J’ai créé mes premières fontes comme amateur sur un vieux Commodore. Je crée des fontes depuis 1996 et en 2001, j’ai lancé ma propre boîte, Typodermic Fonts », explique le designer, joint au Japon.
Plutôt que d’inventer une police de toutes pièces, le Canada a demandé au designer si une de ses fontes les plus populaires, Mesmerize, créée en 2014, pouvait être adaptée pour souligner les 150 ans du Canada.
« J’ai pensé, comme il s’agissait d’un cadeau pour le Canada, de faire quelque chose d’inclusif à tous les Canadiens, dit-il. Alors j’ai ajouté aux caractères déjà existants les caractères propres aux langues autochtones. »
La fonte « nationale » combine donc les lettres de l’alphabet, ainsi que des caractères syllabiques propres aux dialectes autochtones. La plupart de ces glyphes ont été créés au XIXe siècle par les missionnaires qui côtoyaient notamment les Cris et les Hurons. L’écriture propre au langage inuktitut, très géométrique, est dérivée de celles des Cris.
Selon Larabie, la police a été largement utilisée pendant les célébrations du 150e du Canada, et une version remaniée destinée à une mission sur Mars, intitulée Canada 1500, a aussi été rendue accessible dans le domaine public. Un succès, la police canadienne ?
Selon certains designers, le choix fait par le Canada est plutôt décevant.
« Il ne s’agissait même pas d’une création, mais d’une fonte existante qui a été remaniée à d’autres fins. Quand on invente une fonte, on part d’une idée, des besoins d’une communauté ou d’un client. L’idée d’avoir une fonte nationale n’est pas mauvaise, mais dans le cas du Canada, cela a eu peu d’impact sur les usages », affirme Raphaël Daudelin, designer associé chez StudioFeed et spécialiste du design graphique et de la typographie.
Selon ce dernier, seulement 5000 $ des 220 millions investis dans les célébrations ont été attribués au logo de l’événement. Un signe que le design comptait peu ou prou dans la tête des organisateurs.
Lettres du futur
Reste que Larabie a créé dans sa jeune carrière plus de 600 fontes de styles divers, dont plusieurs d’inspiration futuriste.
Après avoir travaillé dans l’industrie du jeu vidéo en Ontario, où il a dessiné les titres de jeux à grand succès, comme Grand Theft Auto et Max Payne, il a développé plusieurs fontes inspirées de l’esthétisme des années 1960 et 1970, du monde informatique et de la science-fiction.
À l’époque, le style futuriste, utilisé seulement dans les logos, était aussi dépassé que le style gothique pour les polices de caractères, dit-il.
« On vit dans un monde high-tech, rectilinéaire, et mes fontes sont souvent utilisées pour les produits électroniques, alors cela m’a poussé à aller vers ce genre de projets », expliquait-il au magazine How en 2017.
«Je suis particulièrement inspirée par des fontes comme Microgamma et ses lettres carrées, qui ont un look ultramoderne, même si elles ont été créées il y a plus de 60 ans ! » explique aujourd’hui le designer, qui s’est aussi spécialisé dans les « stickers ».
Sur le tableau de chasse de Larabie, on note la création de la fonte Korataki, créée pour le jeu Mass Effect et téléchargée 60 millions de fois, et de Coolvetica, une version remaniée et moins sérieuse de la célèbre Helvetica. Le designer aspire à créer de nouvelles fontes destinées à incarner la vision que se font les humains du futur.
« L’incarnation du futur est parfois déformée dans les fontes de sciencefiction. On est restés pris avec l’image de Star Trek ou de Blade Runner, il serait peut-être temps de développer de nouvelles visions du futur », ajoutait-il en entrevue avec How.
Chose certaine, la future version Larabie en Canada 150 peut désormais se lire autant en français qu’en anglais ou en Inuktitut.