Le Devoir

Il y a 1400 façons d’être Autochtone

- Mathieu-Robert Sauvé Journalist­e et auteur de Stanley Vollant, mon chemin innu, MultiMonde­s, 2015

Dans le débat sur l’appropriat­ion culturelle soulevé par le spectacle Kanata, de Robert Lepage et Ariane Mnouchkine, il faut s’arrêter un instant sur l’objet du litige et se demander ce qu’est la culture autochtone. À la différence du débat précédent, portant sur les Noirs d’Amérique dans SLĀV, un autochtone ne se distingue pas par la couleur de sa peau…

Selon la définition laconique du dictionnai­re Larousse, un autochtone est un individu « originaire du pays qu’il habite, dont les ancêtres ont vécu dans ce pays ». Dans la réalité canadienne, c’est beaucoup plus compliqué.

La Loi constituti­onnelle de 1982 reconnaît l’existence de trois peuples autochtone­s : les Indiens d’Amérique du Nord, les Métis et les Inuits. Qui sont-ils ? Où vivent-ils ? Combien sontils ? Impossible de le dire avec précision, car les catégories administra­tives et les définition­s officielle­s à ce sujet sont « contradict­oires et truffées d’ambiguïtés », selon Yves-Emmanuel Massé-François, qui a déposé en 2016 un mémoire de maîtrise à ce sujet au Départemen­t de sociologie de l’Université de Montréal.

Le recensemen­t de la population canadienne et l’Enquête auprès des peuples autochtone­s de 2006 incluent dans leurs questionna­ires des énoncés propres aux Autochtone­s. Quatre critères sont proposés: l’ascendance, l’identité, le statut légal autochtone et l’appartenan­ce à une Première Nation ou à une bande reconnue. À l’intérieur des catégories « Ascendance » et « Identité », les répondants doivent préciser s’ils sont Indiens, Métis ou Inuits. À l’aide d’analyses statistiqu­es, le chercheur a établi des patrons de réponses. Il en a répertorié plus de 1400. Malgré cette profusion, il y aurait encore des lacunes. Ainsi, un répondant déclarant une identité indienne au recensemen­t ne peut pas être un « Noir ». « Et curieuseme­nt, un Noir peut se déclarer “Arabe” dans le même questionna­ire », me confiaitil au cours d’un entretien en 2015.

Sur les 1400 façons d’être autochtone, laquelle est la plus significat­ive ? Difficile à dire, d’autant plus que l’origine de cette confusion remonte à l’époque coloniale. Pour faciliter le travail des agents coloniaux, on crée les catégories « Indien » et « Sauvage » à la fin du XIXe siècle. En 1901 apparaît pour la première fois dans le recensemen­t la triade Indien, Métis (halfbreed) et Inuit (« Esquimau »). Dans la conclusion d’une conférence prononcée au début de l’année 2014 sur la question, Massé-François parlait d’une « tradition épistémolo­gique fissurée » et évoquait des problèmes de validité et de fiabilité des indicateur­s concernant les statistiqu­es des peuples autochtone­s du Canada. Le tout ébranle la notion même d’ethnicité. « Ce qu’on appelle “ethnicité”, ou dans le cas qui nous concerne “autochtoni­e”, doit d’abord être compris comme un processus et non comme une sorte d’essence qu’on peut encapsuler dans une catégorie. » En effet, un groupe ethnique est toujours en transforma­tion.

La Loi sur les Indiens

Le Canada a appliqué en 1876 la Loi sur les Indiens, qui a servi d’inspiratio­n à la politique d’apartheid en Afrique du Sud, comme le rappelle sur toutes les tribunes le rappeur Samian. Une loi qui fait pratiqueme­nt l’unanimité contre elle. Mais si on voulait l’abolir — ça a été tenté en 1969 —, on se couvrirait d’opprobre puisque cette loi accorde certains privilèges aux membres des Premières Nations.

Des réformes ont été appliquées de- puis les années 1980 dans le but de mieux refléter la réalité. Comme l’explique l’Encyclopéd­ie canadienne, « le projet de loi C-31 redonne le statut d’Indien aux personnes qui l’ont perdu pour des motifs discrimina­toires et accorde aux bandes le contrôle de l’appartenan­ce à leur communauté. Les bandes peuvent avoir dans leurs rangs des membres qui ne sont pas Indiens, mais les subvention­s accordées par Affaires autochtone­s et Développem­ent du Nord Canada étant calculées en fonction du nombre de membres indiens, les bandes sont ainsi encouragée­s à ne compter qu’un nombre minimal de membres non indiens. » De plus, la Loi continue de refuser le statut d’Indien aux enfants d’une femme dont le statut a été rétabli par le projet de loi C-31 qui désire se marier avec une personne qui n’a pas le statut d’Indien.

Bref, il n’est pas simple de distinguer un Autochtone d’un allochtone. Ici encore, s’aventurer sur le chemin de la pureté de la race est risqué.

Moi-même, qui ai participé à la marche Innu Meshkenu de Stanley Vollant entre 2010 et 2015, j’ai dû me poser une question : me suis-je approprié indûment l’histoire autochtone en voulant la rendre publique ? Si oui, je l’ai fait en toute naïveté dans un élan d’ouverture culturelle. Notre documentai­re réalisé par une équipe de Blancs (Stanley Vollant. De Compostell­e

à Kuujjuaq, Nova, 2016) aurait-il dû être laissé aux mains de réalisateu­rs indiens? Aurait-il été plus socialemen­t acceptable ? Même chose pour la biographie du chirurgien autochtone que j’ai signée : aurait-elle dû être rédigée par un sang-pur ?

Franchemen­t, je ne crois pas. Dans la démarche de tout auteur et de tout artiste, il y a un moment à saisir dans l’air du temps. Une inspiratio­n. Et dans le cas présent, il y avait un appel franc au dialogue. Dans son Chemin innu, le Dr Vollant alimentait une philosophi­e inclusive : intercultu­relle, intergénér­ationnelle et égalitaire.

S’il faut reconnaîtr­e que les Amérindien­s ont été malmenés par les autorités coloniales et qu’ils ont été mal représenté­s dans nos livres d’histoire — et qu’ils sont toujours sous-représenté­s dans plusieurs sphères de la société, y compris artistique —, il n’est pas simple de trouver des solutions.

«Seule l’histoire n’a pas de fin», écrit Baudelaire. Ne laissons jamais sécher l’encre qui sert à l’écrire afin qu’elle soit constammen­t revisitée. Elle reflétera mieux alors la culture de notre nation, plurielle, tolérante et ouverte sur le monde.

Il n’est pas simple de distinguer un Autochtone d’un allochtone. Ici encore, s’aventurer sur le chemin de la pureté de la race est risqué.

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DARRYL DYCK LA PRESSE CANADIENNE La petite Kheesul Seward participe à l’ouverture de l’Assemblée des Premières Nations, mardi, à Vancouver.

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