Comment parler des violences faites aux femmes en littérature
Le mouvement de dénonciations #Moiaussi a secoué le monde entier cet automne. Le milieu culturel québécois n’a pas fait exception et s’est questionné sur le rôle des artistes dans la reconduction des représentations de la culture du viol. Le Devoir a discuté avec trois spécialistes sur la façon de parler d’agression sexuelle en littérature.
Peut-on parler d’agression sexuelle en littérature et comment le faire pour que ce ne soit pas perçu comme une façon de perpétuer la culture du viol ?
Martine Delvaux, professeure de littérature à l’Université du Québec à Montréal et écrivaine.
On peut décrire une agression sexuelle comme auteur, mais il faut se questionner. À quoi sert-elle dans le récit ? On utilise souvent le viol comme raccourci. Le personnage féminin, la victime, est secondaire et son viol sert juste à faire évoluer le personnage principal — le méchant qui l’a violée ou son sauveur. On banalise ainsi l’agression et on objectifie la femme : c’est ça, la culture du viol.
Marc-André Dilhac, professeur de philosophie à l’Université de Montréal.
On peut désapprouver la mise en scène de violence faite aux femmes, mais, à moins que l’auteur en fasse explicitement l’apologie, il n’y a aucune raison de penser que l’oeuvre véhicule une culture du viol. Mais [la ligne est mince en fiction] en raison du caractère essentiellement ouvert et ambigu de l’oeuvre littéraire.
Nancy B. Pilon, directrice du collectif Sous la ceinture : unis pour vaincre la culture du viol.
Le problème, c’est que l’image qu’on a du viol est très violente, digne d’un scénario d’Hollywood. Ça se passe dans un fond de ruelle, une femme se fait agresser par un psychopathe avec de l’écume au coin de la bouche. Mais il faut sortir de ces clichés ! Ça se passe aussi dans le lit conjugal, à une soirée d’amis, au travail. Il faut parler du viol en l’adaptant à des situations plus réelles, qui ouvriraient davantage les consciences. Et pourquoi ne pas montrer la force et le courage qu’il faut à une femme pour surmonter une telle épreuve, montrer comment elle arrive à dénoncer cet acte ? En Angleterre, un nouveau prix littéraire, le Staunch Book Prize, a été créé en janvier. Il récompense le meilleur roman policier avec pour condition d’écrire une histoire dans laquelle « aucune femme n’est battue, poursuivie, exploitée sexuellement, violée ou assassinée ». Qu’en pensez-vous ? Est-ce une forme de censure ?
Nancy B. Pilon
Je me suis posé la question, car ça restreint l’écriture, mais finalement je trouve ça intéressant. Ce sont toujours les femmes qui sont victimes de la violence des agresseurs et tueurs en séries dans la littérature. On reste dans des clichés de la femme fragile facilement abusée.
Martine Delvaux
Je ne vois pas ça comme de la censure, mais plutôt un signe d’évolution dans la société : les modes d’expression changent et les exigences du public aussi. Depuis Les fous de Bassan ou Lolita, le regard sur le crime sexuel a beaucoup changé. Nabokov reste un grand écrivain, mais je ne mettrai pas Lolita à l’étude dans mes cours.
Marc-Antoine Dilhac
Les organisateurs ont le droit de fermer le concours aux oeuvres qui décrivent des scènes où les femmes se font violenter. Le droit autorise même les décisions stupides et en l’occurrence cette interdiction n’est pas avisée. Si on suit cette règle, les autrices comme Nelly Arcan ou Virginie Despentes seraient interdites de concours.
Décrire la violence est parfois nécessaire pour la dénoncer, pour faire naître un sentiment de dégoût et de révolte. L’art est un conflit permanent avec les bonnes moeurs et le contexte social actuel qui détermine les bonnes moeurs n’est pas moins répressif que par le passé, il n’est pas moins inquiétant pour la liberté artistique ; il est seulement différent.