Législatives à main armée
Avec les législatives de mercredi, le Pakistan va vivre un transfert de pouvoir d’un gouvernement civil à un autre pour la deuxième fois seulement en 70 ans d’indépendance. Ce pourrait être l’occasion de dire que la vie politique pakistanaise fait un petit pas en avant, un pas au demeurant fragile considérant la récurrence sanglante d’attentats terroristes. Mais qu’Imran Khan et son Mouvement pour la justice (PTI) soient donnés vainqueurs contre le clan Sharif rassemblé autour de la Ligue musulmane du Pakistan (PML-N) peut difficilement être interprété comme un signe de progrès démocratique, tant l’armée a pesé sur ce scrutin pour empêcher les Sharif de reformer le gouvernement.
Campagne de peur et d’intimidation à l’égard des journalistes et des médias qui ont osé critiquer les ingérences militaires, enquêtes policières ouvertes par milliers contre des candidats du PML-N, déploiement de plus de 370 000 soldats dans les bureaux de vote… Entendu que l’armée et ses services de renseignement ont toujours exercé une influence majeure sur la vie politique, soit par coups d’État, soit par manipulations en sous-main. Depuis la fin de la dictature du général en cravate Pervez Moucharraf en août 2008, l’armée s’en sera tenue à un rôle de « gouvernement de l’ombre », pour reprendre les mots du réputé journaliste Taha Siddiqui, exilé à Paris depuis janvier après avoir échappé à une tentative d’enlèvement. « Sous les apparences de la démocratie, elle a juste trouvé une nouvelle manière de garder son emprise sur le pays en contrôlant la justice, la sécurité intérieure et les médias », disait-il dans une entrevue à Libération. Gouvernement de l’ombre, sans doute, mais gouvernement au bras long déterminé à conserver ses prérogatives.
La protection de ces prérogatives a d’abord passé ces derniers mois par le musellement du vieux chef du PML-N, Nawaz Sharif. Trois fois premier ministre depuis le début des années 1990, l’homme de 68 ans a été incarcéré début juillet après avoir été condamné à dix ans de prison pour corruption relativement aux révélations contenues dans les Panama Papers, à l’issue d’un procès devant la Cour suprême caractérisé par des allégations de partialité des juges et de complicité des magistrats avec les généraux. Difficile de ne pas en conclure que M. Sharif, remplacé par son frère Shahbaz à la tête du parti, a été victime d’une justice sélective — dans un pays où la corruption est un problème systémique.
C’est que si M. Sharif n’est pas un parangon d’intégrité, sa corruptibilité ne fut manifestement pas la cause fondamentale de sa condamnation. Trois fois premier ministre, il aura avant tout été chassé chaque fois du pouvoir — la dernière remontant à juillet 2017 — pour avoir tenté d’imposer la suprématie du civil sur le militaire et de détendre les relations du Pakistan avec l’Inde.
Dans ce contexte, l’ancienne star du cricket Imran Khan est avec raison soupçonnée d’avoir conclu un pacte du diable avec les militaires, ce dont il se défend. Populiste, il a fait une percée dans les classes moyennes urbaines pour la façon dont il a dénoncé la corruption des vieilles dynasties des Sharif et des Bhutto. Il incarne en cela la légitime colère des Pakistanais contre une classe politique qui échoue lamentablement à répondre à leurs besoins de base — en eau, en électricité, en logements, en emplois… Mais M. Khan aura également eu tendance à dire tout et son contraire, se montrant notamment favorable et opposé à la fois au dialogue avec l’Inde. Il fait le plus peur pour avoir flirté avec l’extrême droite islamiste en se rangeant de son côté sur la question très délicate du blasphème. Sera-t-il donc « contrôlable » ? Qui dit, alors, qu’il ne pourrait pas subir le même sort que M. Sharif ?
Il semblait acquis au moment où ces lignes étaient écrites que le PTI de M. Khan ne décrocherait pas la majorité des sièges, l’obligeant à former un gouvernement de coalition qui sera nécessairement fragile — et nécessairement moins en mesure d’afficher son indépendance face à l’armée.