Le Devoir

La riposte sera théâtrale, dit Mnouchkine

Créateurs et spécialist­es de l’art s’offusquent de la montée de la censure qui a forcé l’annulation de SLĀV et de Kanata

- JÉRÔME DELGADO LE DEVOIR

À l’intimidati­on, la riposte viendra de la… création. Le Théâtre du Soleil, la troupe d’Ariane Mnouchkine qui devait mettre sur scène Kanata, a réagi à l’annulation du spectacle de Robert Lepage par les mots. Pour le moment, car à Paris on se réserve le droit à prendre le temps avant de livrer une réponse plus substantie­lle.

« Le Théâtre du Soleil et sa directrice ont décidé de prendre le temps indispensa­ble (quelques jours) pour réfléchir à la façon de répondre, avec les armes non violentes de l’art théâtral, à cette tentative d’intimidati­on définitive des artistes de théâtre», dit le communiqué mis en ligne vendredi.

Depuis l’affaire SLĀV, maintenant dans celle de Kanata, les communauté­s d’abord noire puis autochtone ont associé le même artiste, Robert Lepage, à de l’appropriat­ion culturelle indigne de l’art. Ce faisant, on a perçu une atteinte à la liberté de création. Avec le même résultat : la mise au silence du projet artistique.

« Parler de liberté d’expression est une distractio­n », soutient au téléphone Kevin Loring.

Le directeur du Théâtre autochtone du Centre national des arts aimerait qu’on retienne que les critiques envers

Kanata visaient l’absence de protagonis­tes visés par le récit. « C’est une histoire qui parle de relations avec les Autochtone­s. Pourquoi la faire sans eux ? » questionne-t-il.

L’art ne se taira pas indéfinime­nt, puisque le Théâtre du Soleil veut contrer, avec ses « propres outils », cette « intimidati­on inimaginab­le dans un pays démocratiq­ue ».

Sans doute. Il est néanmoins peutêtre temps, comme le proposait l’avis d’annulation de Kanata, « de tenter de comprendre ce [qu’est] fondamenta­lement le droit à une expression artistique libre ».

SLĀV, Kanata… Assistons-nous au retour de la censure ? Oui, croient certains observateu­rs.

Dans une lettre envoyée au Devoir, le professeur associé en lettres de l’Université de Sherbrooke Pierre Hébert parle de « censure très grave ». Il constate un retour où la morale reprend le dessus sur l’art.

« Je suis renversée par cette atmosphère d’intimidati­on. J’y vois atteinte à la liberté d’expression. Mais cette censure est la résultante des pressions plutôt qu’une volonté claire et nette d’intimider », nuance Anne-Marie Gingras,

Je suis renversée par cette atmosphère d’intimidati­on. J’y vois atteinte à la liberté d’expression. ANNE-MARIE GINGRAS

professeur­e en science politique à l’UQAM.

Spécialist­es des questions des libertés d’expression et de création, les deux universita­ires reconnaiss­ent aux contestata­ires des raisons de s’indigner. Ils déplorent cependant qu’ils le fassent sans avoir vu les oeuvres.

«Là où ils ont tort, écrit Pierre Hébert, c’est qu’ils souhaitent infléchir l’art en amont ou, pire encore, infléchir le processus de création. Il faut laisser l’art tranquille, laisser l’art faire ses bons coups et ses erreurs. Lepage a eu historique­ment tort ? Que l’on dénonce sa pièce, que l’on refuse d’y assister, que l’on vilipende l’oeuvre. »

Il n’y a pas que le théâtre de Lepage qui suscite des malaises. Dans le monde littéraire, la revue XYZ vient de perdre sa nouvelle directrice, démissionn­aire parce qu’elle n’acceptait pas la publicatio­n d’une nouvelle de David Dorais qui se conclut par un viol. Dans ce cas, la création a résisté à la censure, mais non sans ramener la question de la création en tant qu’« espace de liberté privilégié ».

« La littératur­e et l’art en général peuvent-ils encore tout dire ? Quelle est la part de responsabi­lité morale de l’écrivain ? » demande le collectif de rédaction de la revue dans une autre lettre reçue par Le Devoir. Sa réponse : « C’est aux lecteurs et aux lectrices que revient le rôle de sanctionne­r le texte. »

De la morale à l’autocensur­e

À une autre époque, c’est le clergé qui décidait ce qui pouvait être vu et lu. Pour Pierre Hébert, le risque est grand pour qu’une nouvelle morale, areligieus­e et plus vaste, soit en train de naître.

« Il est à craindre, écrit le coauteur du Dictionnai­re de la censure au Québec, que les créateurs soient agis par la morale […] que leurs oeuvres soient le résultat de cette censure intérioris­ée. »

De censure intérioris­ée, on n’est plus loin de l’autocensur­e, situation probable, selon Christian Messier. « Le danger, croit le peintre joint au téléphone, c’est qu’un jour les artistes se fondent à ces demandes, à ces exigences et commencent à s’autocensur­er. »

Au printemps 2017, Christian Messier n’a pas eu la chance d’être jugé par ses « lecteurs » : la salle André-Mathieu, à Laval, a retiré ses tableaux pour des raisons de nudité. Peur de choquer, peur de faire fuir des âmes sensibles, peur de perdre de l’argent.

«Plus les production­s sont grosses, plus le danger de l’autocensur­e est grand», dit celui qui croit néanmoins que la création survivra, quitte à s’exprimer dans les bas-fonds de l’undergroun­d.

« La liberté de création revient aux artistes, c’est à eux de ne pas lâcher, poursuit-il. La responsabi­lité des lieux de diffusion, s’il y en a une, ce n’est pas de ne pas choquer, mais de montrer une vraie diversité. Pas juste de montrer du contenu noir ou féminin, mais des choses différente­s. »

Au risque de déplaire

Des choses différente­s. Des choses, point. Le contenu, de l’avis de René Richard Cyr, doit être le premier axe de discussion d’une oeuvre narrative. Dans une lettre également publiée par

Le Devoir, l’homme de théâtre, qui a vu SLĀV, s’élève contre le dogmatisme qui coupe les ailes de la création.

« Les mille commentate­urs, dénonce-t-il, ont parlé du qui, du quand, du où, mais peu ou pas du quoi. De quoi parlait-on ? Et surtout pourquoi ? […] Pour que la mémoire ne s’efface pas, pour que demain les mêmes erreurs ne se répètent pas, pour qu’enfin et encore un juste hommage soit rendu [aux victimes]. »

La professeur­e Anne-Marie Gingras estime en effet que le théâtre et toutes les formes d’art ont un rôle à jouer, encore et toujours, dans la transmissi­on des connaissan­ces. « D’un point de vue simplement pédagogiqu­e, dit-elle au sujet de Kanata, autour de la revendicat­ion pour l’égalité entre les Autochtone­s et les non-Autochtone­s, il aurait été utile de laisser la production [vivre]. »

Certes, la question de la représenta­tivité dans les arts est à déplorer, mais la spécialist­e en communicat­ion politique considère que les créateurs n’ont pas à demander l’aval des minorités. « Il faut faire une distinctio­n entre ceux à qui on s’adresse, note-t-elle. On peut être exigeant envers les gouverneme­nts, les institutio­ns. Mais pas envers les créateurs, sinon on risque de les enfermer. »

Les artistes doivent agir sans frontières, pratiqueme­nt, juge celle qui s’oppose à l’instrument­alisation de la liberté d’expression à des fins commercial­es — le cas des radios poubelles, par exemple. Les seules limites devraient être pour des raisons de haine ou de promotion de la violence. Mais provoquer des réactions, bouleverse­r n’est pas interdit.

« L’idée, conclut Christian Messier, n’est pas de plaire : c’est d’aller au bout de ce qu’on croit. »

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Robert Lepage en répétition de la pièce Kanata avec des comédiens du Théâtre du Soleil.

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