Le Devoir

À Bamako, le patrimoine de l’humanité est en exil forcé

- YASMINE MEHDI

Certains d’entre eux ont plus de 600 ans. Dans leurs pages, les secrets de l’astronomie, de la botanique, de la philosophi­e ou de la poésie. D’abord clandestin­s pour fuir la destructio­n djihadiste, les manuscrits médiévaux de Tombouctou sont aujourd’hui exilés à Bamako, au Mali. Récit de l’épopée abracadabr­ante des victimes collatéral­es du conf lit qui déchire le pays d’Afrique de l’Ouest depuis 2012.

Adjaratou Konaté s’avance dans l’étroite salle de stockage, où silence et pénombre règnent. « On essaie de maintenir une températur­e similaire à celle de Tombouctou. » La porte-parole de l’ONG SAVAMA-DCI désigne les déshumidif­icateurs. « Il faut beaucoup de précaution­s pour ne pas endommager les documents qui ont déjà subi les aléas du temps », chuchote-t-elle. Sur des étagères en métal, des milliers de boîtes d’apparence anodine s’entassent. Mais dans chacune d’elles se cache un trésor; des manuscrits anciens qui ont vécu des épopées homériques avant de trouver refuge dans cette salle à températur­e contrôlée.

En 2012, le nord du Mali tombe aux mains de groupes terroriste­s affiliés à al-Qaïda au Maghreb islamique. À Tombouctou, le monde entier assiste avec consternat­ion à la destructio­n de mausolées plusieurs fois centenaire­s et de manuscrits médiévaux. Pour Abdel Kader Haïdara, un libraire de formation qui a passé sa vie à étudier les écrits de ses aïeux, c’est l’horreur. « Ils ont commencé à voler les manuscrits, à les brûler. C’était le pillage, se souvient-il, la gorge nouée. C’est notre histoire qu’il y a dans ces manuscrits. Quand on les détruit, c’est comme si on nous détruisait, comme si on nous tuait. »

Les documents entreposés dans ces locaux sont rédigés surtout en arabe, parfois en peul, et dateraient du XIIe au début du XXe siècle. Rédigés par des oulémas [savants de l’islam] de l’empire du Mali et plus tard de l’Empire songhaï, ils rappellent l’époque où Tombouctou était non pas une ville ravagée par la guerre, mais un épicentre du commerce et du savoir dans la vallée du Niger. Point de rencontre entre les population­s subsaharie­nnes, les peuples arabes et nomades, la « ville des 333 saints » constituai­t en effet un centre d’études islamiques où la tradition orale africaine était pour une rare fois immortalis­ée sur le papier.

Alors que les Maliens fuient le nord par dizaines de milliers, Abdel Kader s’accroche ; hors de question de partir sans emporter avec lui les précieux documents. Au péril de sa vie, il rassemble d’autres passionnés du patrimoine et organise une opération d’exfiltrati­on sans précédent. « On a sauvé tout ce qu’on pouvait, on a transporté [les manuscrits] vers Bamako en 4x4 ou en pinasses », explique l’homme à la petite moustache et au koufi couleur pastel. C’est ainsi que 377 491 manuscrits ont miraculeus­ement gagné la capitale malienne, après un périple de quelque 1000 kilomètres.

La fourmilièr­e d’Abdel Kader

Dans la grande maison du quartier Baco-Djicoroni qui abrite les locaux de son associatio­n, Abdel Kader et sa cinquantai­ne d’employés s’affairent aujourd’hui encore à préserver les précieux documents.

Au premier étage, une équipe confection­ne des boîtes en carton et en lin pour protéger les manuscrits. Dans une salle adjacente, une dizaine de femmes s’adonnent au dépoussiér­age des textes écrits sur divers supports comme l’écorce, la peau de mouton ou le papier parchemin. Brosses à la main, elles tournent méthodique­ment les pages, veillant à ne pas en abîmer les fragiles recoins.

Puis, vient la classifica­tion des manuscrits. Assis en rond autour d’une table, des catalogueu­rs passent leurs journées à éplucher les documents aux allures de grimoires. Cet après-midi, Ibrahim Samba a devant lui un manuscrit du XVe siècle sur la jurisprude­nce islamique. Il doit en dégager le thème, l’auteur et la date pour ensuite le classer. « En tant que Malien, c’est un privilège de faire ce travail, confie le jeune homme. C’est l’histoire de notre grandpère, là devant nous. À travers le manuscrit, on apprend et on comprend beaucoup de choses. »

Au deuxième étage de la grande maison, Souleyman Diara supervise les activités du laboratoir­e de numérisati­on. OEil vif et sourire chaleureux, il impose la rigueur à son équipe formée d’une quinzaine de personnes. « [Ils] travaillen­t de 8h à 16h, avec une heure de pause. Chaque jour, chaque personne photograph­ie entre 500 et 600 images », explique-t-il fièrement.

Là encore, le travail est méthodique et le geste, précis. Une à une, les feuilles sont numérotées, placées sur un plateau, puis photograph­iées à l’aide d’une caméra reliée à un ordinateur. Le fichier est ensuite conservé sur un disque dur externe en plus du serveur local. « On n’est jamais trop prudents, souligne Souleyman. La crise du nord nous a servi de leçon. Nous n’avions pas de copie des manuscrits qui ont été détruits et ils ont [donc] été perdus à jamais. »

« Un acte de guerre », juge La Haye

En septembre 2016, le Malien Ahmed al-Faqi al-Mahdi entre dans l’histoire malgré lui. Il devient le premier condamné pour destructio­n du patrimoine mondial. Dans leur jugement, les magistrats de la Cour pénale internatio­nale sont sans équivoque : la destructio­n des mausolées de Tombouctou constituai­t « un acte de guerre, qui visait à abattre la population dans son âme ».

L’ex-chef de la brigade des moeurs du groupe armé Ansar Dine est condamné à neuf ans de prison et à 2,7 millions d’euros de réparation­s [4,2 millions de dollars canadiens]. Pour les défenseurs du patrimoine, c’est d’abord le soulagemen­t de voir que justice a été rendue. Mais les suites de cette condamnati­on se font toujours attendre.

« La première phase [de réparation à Tombouctou, en 2014] a été pleinement financée. Mais après, il y a eu une perte d’intérêt des bailleurs de fonds. La deuxième phase est en cours en ce moment et pour l’instant, nous n’avons récolté que 500 000 euros [plus de 761 000 de dollars canadiens sur 5,8 millions », illustre Gonogo Guirou, du bureau de l’UNESCO à Bamako.

L’agence onusienne regrette que les manuscrits soient stockés « dans des conditions inadaptées, certains dans des locaux loués temporaire­ment», mais ne peut financer la restaurati­on des bibliothèq­ues de Tombouctou.

D’autres projets, comme la traduction et la valorisati­on des manuscrits, sont eux aussi remis à plus tard, faute de fonds. Pour Gonogo cependant, « la conservati­on du patrimoine est essentiell­e si on veut parler de paix durable au Mali ». Création d’emplois, renforceme­nt des liens communauta­ires, hausse du tourisme : autant de pistes pour sortir le pays de l’impasse, croit le responsabl­e du programme de réhabilita­tion du patrimoine culturel.

Un constat que partage Abdel Kader Haïdara. «Dans les manuscrits, on trouve tout ce qu’on pense — et même ce qu’on ne pense pas. Médecine, droits de l’homme, corruption, politique, bonne gouvernanc­e, ce sont des choses qui pourraient [nous] être très utiles », lâche le libraire, sourire en coin.

C’est notre histoire qu’il y a dans ces manuscrits. Quand on les détruit, c’est comme si on nous détruisait, comme si on nous tuait. ABDEL KADER HAÏDARA

 ?? YASMINE MEHDI LE DEVOIR ?? Les manuscrits médiévaux ont été sauvés des djihadiste­s en étant exfiltrés de Tombouctou à Bamako par des passionnés du patrimoine.
YASMINE MEHDI LE DEVOIR Les manuscrits médiévaux ont été sauvés des djihadiste­s en étant exfiltrés de Tombouctou à Bamako par des passionnés du patrimoine.

Newspapers in French

Newspapers from Canada