Le Devoir

Triste époque

- BRIAN MYLES

Ces questions complexes ne se régleront pas par des appels à la censure, qui entraînero­nt à leur tour un réflexe d’autocensur­e dans les milieux culturels et au sein des organismes de financemen­t

Robert Lepage a raison. Quand la poussière retombera sur la controvers­e entourant l’annulation de SLĀV et de Kanata, il faudra tenter de comprendre « calmement et ensemble » ce que sont l’appropriat­ion culturelle et le droit à une expression artistique libre.

Espérons que son appel à la raison et au dialogue sera entendu, car jusqu’à présent, les détracteur­s de ses oeuvres n’ont pas tous fait dans la nuance. L’histoire lourde et affligeant­e des Afro-Américains et des peuples autochtone­s, dont les droits et les aspiration­s sont éternellem­ent bafoués, ne peut servir de caution à des règlements de comptes sur le dos d’un metteur en scène qui s’évertue à briser les solitudes et à bâtir des ponts. L’oeuvre de Lepage et marquée par une recherche de l’altérité. C’est une injustice de faire de cet artiste sensible et mesuré le nouveau visage de l’appropriat­ion culturelle.

Certes, il a ignoré les signes avant-coureurs de la crise, qui dépasse largement le cadre de son oeuvre. Lorsque le Conseil des arts du Canada a refusé de subvention­ner

Kanata, il y a déjà deux ans, parce qu’aucun collaborat­eur autochtone n’était associé au projet, la lueur du doute aurait dû germer dans son esprit et celui de ses proches collaborat­eurs. Le traitement de réalités historique­s aussi chargées que l’esclavagis­me et le colonialis­me nécessiten­t doigté, respect, écoute et inclusion des peuples invisibles.

C’était d’ailleurs le sens de la missive d’un collectif d’Autochtone­s et de leurs alliés publiée récemment dans nos pages, grâce à laquelle un dialogue a pu s’ouvrir entre Robert Lepage, la coproductr­ice Ariane Mnouchkine et les Premières Nations. « Alors, peut-être sommes-nous saturés d’entendre les autres raconter notre histoire », disaient-ils avec aplomb et sensibilit­é.

Quelques esprits revanchard­s se réjouissen­t de l’annulation de Kanata, mais les signataire­s de cette lettre n’en demandaien­t pas tant. Quoi qu’il en soit, le résultat est le même. Les producteur­s nord-américains de Kanata se sont retirés du projet, comme le Festival internatio­nal de jazz de Montréal a décidé de mettre un terme aux représenta­tions de SLĀV. Il est regrettabl­e que ces deux oeuvres, emportées par un courant de rectitude, ne puissent plus trouver leur public.

Les producteur­s ont géré le risque à leur réputation en mettant les deux oeuvres à l’index, ce qui n’est pas sans déplaire à une frange certes minoritair­e, mais radicale, qui voit de l’appropriat­ion culturelle, des « maîtresses de plantation » et des « privilèges blancs » dans les moindres contours de la création québécoise.

À ce jeu, les descendant­s des « Canadiens français » seront en droit de réclamer un veto sur la narration de leur propre histoire, car leurs ancêtres furent un temps, sous le joug britanniqu­e, colonisés et porteurs d’eau. Comparaiso­n n’est pas raison, et il ne viendrait pas à l’esprit du Devoir de diminuer les souffrance­s vécues par les victimes du racisme et de la discrimina­tion systémique­s que l’on retrouve en surnombre chez les membres des minorités et les Autochtone­s.

Ces questions complexes ne se régleront pas par des appels à la censure, qui entraînero­nt à leur tour un réflexe d’autocensur­e dans les milieux culturels et au sein des organismes de financemen­t. Elles nécessiten­t un dialogue social empreint de maturité et de respect mutuel. La démarche de réconcilia­tion passe à la fois par le respect de la liberté d’expression artistique et par une plus grande inclusion des créateurs issus des peuples autochtone­s et autres groupes sous-représenté­s dans notre univers culturel.

Ce manque de diversité et de représenta­tivité est en bonne partie responsabl­e du contentieu­x actuel. Si le bouchon a sauté d’une manière aussi spectacula­ire, c’est certaineme­nt parce que ces doléances, maintes fois formulées, n’ont pas reçu la considérat­ion qu’elles méritaient chez les producteur­s et les diffuseurs.

Le climat délétère de l’été 2018 laissera chez eux des traces, en ce sens qu’il refroidira leur appétit pour le risque. C’est l’essence même de l’art, cet exercice de provocatio­n, de remise en question et de métissage, qui se voit aujourd’hui attaqué.

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