Le Devoir

Tisser des liens avec l’autre

Jon Lachlan Stewart crée un laboratoir­e qui permet d’entrer dans la tête d’un personnage

- MARIE LABRECQUE COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

Dans une province que les comédiens anglophone­s auraient plutôt tendance à quitter afin de poursuivre leur carrière ailleurs dans le ROC, le parcours de Jon Lachlan Stewart peut sembler étonnant. Ce natif d’Edmonton a fait le chemin inverse en s’établissan­t ici. «En Alberta, c’est un peu une petite tragédie qu’il y ait plein d’artistes très forts, mais [qu’ils disposent] de peu de visibilité au Canada anglais. On est un peu isolés. Tout le monde va à Toronto. »

Lui, qui parle français depuis qu’il l’a appris en classe d’immersion à l’âge de cinq ans, a déménagé à Montréal afin d’intégrer le programme de mise en scène de l’École nationale. Et très vite, il a «tripé» sur le théâtre québécois, qu’il qualifie de « world class ». «Je voulais me lancer au Québec pour travailler en français. Et finalement, je reste. Je suis très bien ici. »

Jon Lachlan Stewart y ressent davantage d’affinités dans la façon de créer du théâtre. Pour généralise­r, il note que la culture anglophone montre un grand respect envers les auteurs, «ce qui est très bien», mais «peut-être pas autant d’intérêt pour la forme» ou la mise en scène. «Et pour moi, le “comment faire” une pièce est aussi, sinon plus, important que son contenu. »

Ce ne fut pourtant pas aisé de s’y tailler une place pour le créateur, qu’on a d’abord vu dans Le joueur, au théâtre Prospero, où il a ensuite été invité à présenter son solo Big Shot dans la petite salle. Là où il vient

aussi de diriger Alice Pascual dans Madame Catherine prépare sa classe de troisième à l’irrémédiab­le, le printemps dernier. «Mais c’est beaucoup plus facile que ce qu’on imagine, nuance-t-il. Je sais qu’il y a plein de gens du côté anglophone qui disent qu’ils veulent entrer [dans le milieu] francophon­e, et qu’ils ne peuvent pas. Mais je vois qu’ils n’essaient pas. Moi, j’étais vraiment déterminé à faire cette rencontre. Ça a juste pris du temps. »

Apartés exclusifs

Il a certes constaté une division entre les deux communauté­s théâtrales, «mais ce n’est pas noir et blanc». L’artiste trouve surtout regrettabl­es les difficulté­s auxquelles il s’est heurté dans ses efforts pour promouvoir ses pièces (dont Big Shot, à 60% en anglais) auprès des spectateur­s anglophone­s. «On ne voit pas d’anglophone­s aller au Prospero. Parce qu’ils ne connaissen­t pas le lieu. Et peu connaissen­t La Licorne! Je pense que là, il y a un mur. »

La pièce que Jon Lachlan Stewart teste au ZH Festival est aussi présentée dans la langue de Tremblay, malgré son titre. Trying to Listen While not Giving a Fuck s’intéresse à un trio de personnage­s très isolés «qui essaient de recréer des liens» avec autrui. Chef d’orchestre en Norvège, David revient à Montréal afin de renouer avec sa fille de 13 ans, éprouvée par le suicide de sa mère. Il en profite pour rencontrer, dans le but de programmer une version orchestral­e de sa musique, un designer de jeux vidéo. Celui-ci est justement l’idole de Viola, qui se spécialise dans les speedruns de jeux en ligne…

La particular­ité du laboratoir­e loge dans son dispositif: munis d’écouteurs, les spectateur­s choisissen­t de suivre l’un des personnage­s, ayant parfois accès durant ses scènes à des apartés exclusifs. Cette version prototype, où chacun se retrouve dans sa bulle, reproduit donc l’isolement des personnage­s. On peut y voir le reflet d’un monde où on passe beaucoup de temps vissé aux appareils technologi­ques. Mais plus fondamenta­lement, dit le créateur, Trying… traite de la difficulté humaine à communique­r, notamment parce que la perception du réel diffère beaucoup selon les individus. De l’incapacité à être dans la tête d’autrui. «Parfois, on veut vraiment ressentir ce que la personne devant nous pense, et c’est impossible. »

Le laboratoir­e ne comporte que sa première demi-heure. Mais ultimement, Stewart aimerait créer une pièce où à la fin, le public devrait prendre certaines décisions importante­s pour le récit. Et par ce procédé qui privilégie la version d’un personnage, le spectateur va aussi recevoir des informatio­ns inédites sur un autre protagonis­te. «C’est un peu comme dans la vie: on veut comprendre pourquoi on reproduit toujours les mêmes erreurs, et on cherche en soi. Mais souvent, les autres nous connaissen­t mieux qu’on se connaît soi-même. Alors, ça parle un peu de l’empathie. »

Cette démarche modifie «complèteme­nt» l’expérience théâtrale, estime l’auteur. «Au théâtre, il y a souvent une énergie de communauté. On est ensemble et on écoute notre voisin respirer. Ici, on est des individus dans un public, plutôt qu’un public. Notre rapport avec la pièce change.»

Hilaire St-Laurent, interprète et traducteur du texte, qui assiste à l’entrevue, intervient alors: «Ce qui est intéressan­t, c’est que le spectateur suit un chemin dans la pièce. Mais à la fin, pour avoir vraiment le portrait global, il va lui falloir discuter avec quelqu’un qui a choisi un autre personnage. Alors, cette rencontre se fait aussi une fois que le spectacle est terminé. »

Mais comme l’extrait est présenté trois fois dans la soirée lors de cette première étape de création, il sera aussi possible pour les intéressés d’entendre le récit à travers le point de vue de tous ses protagonis­tes.

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VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR La pièce que Jon Lachlan Stewart teste au ZH Festival est présentée dans la langue de Tremblay, malgré son titre, Trying to Listen While not Giving a Fuck.
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