Oakland mon amour
Un joyeux mélange de drame, de comédie et d’insolence pour une ville en transformation
Vous connaissez Oakland? Vous y avez déjà mis les pieds? On entend déjà le bruit des criquets…
Longtemps négligée et oubliée, cette ville en périphérie de San Francisco n’a pas toujours inspiré les cinéastes, longtemps refuge des musiciens et des peintres, aujourd’hui en pleine transformation (lire: embourgeoisement accéléré). Cette tension était déjà palpable dans un autre film récent tourné à Oakland, Sorry to Bother You, de Boots Riley, et apparaît centrale dans Blindspotting, le premier long métrage de Carlos Lopez Estrada.
Une de ses principales tâches fut sans doute de canaliser l’énergie foisonnante de Daveed Diggs et Rafael Casal, à la fois scénaristes, vedettes et amis de longue date à la base de cette étonnante lettre d’amour à leur ville d’origine. Et qu’ils ne semblent plus reconnaître.
Cet enjeu bien actuel s’imbriquent avec plusieurs autres dans ce véritable carrefour d’intrigues, de tons et d’outrances,
On pourrait reprocher à Blindspotting son caractère décousu, mais c’est justement là sa force, sa pertinence, son énergie dévorante
se moquant de la superficialité des hipsters, dénonçant la violence policière (surtout à l’égard des Noirs), mais aussi celle provoquée par la libre circulation des armes à feu… ou encore le coût astronomique des boissons vertes!
Rien de mieux d’ailleurs que deux déménageurs pour ratisser tous les coins, et ainsi saisir la mesure du changement; Collin (Daveed Diggs, révélé par la comédie musicale Hamilton, ici drôle et sensible) et Miles (Rafael Casal, d’une vitalité à tout casser) n’en finissent d’ailleurs plus de s’indigner, de s’émouvoir ou simplement de hausser les épaules.
Collin affiche aussi d’autres préoccupations: à quelques jours de la fin de sa probation judiciaire, il se veut irréprochable, mais avec Miles à ses côtés, c’est l’équivalent d’une grenade déverrouillée tant cet ami d’enfance apparaît impulsif et irresponsable. Témoin malgré lui d’une atroce bavure policière deux jours plus tôt, Collin est tiraillé entre sa propre survie et son silence coupable devant une telle injustice. Miles, lui, multiplie les insolences, n’ayant pas toujours payé le juste prix pour leur gravité, autre chose qui lie les deux amis, mystère savamment entretenu pendant une bonne partie du récit.
On pourrait reprocher à Blindspotting son caractère décousu, mais c’est justement là sa force, sa pertinence, son énergie dévorante. Devant nous s’étalent les singularités et les vicissitudes d’un quartier et de sa faune, de jour comme de nuit, dans ses recoins les plus sordides et ses rues les plus animées, souvent tapissées de graffitis colorés. Comme sur un fil de fer, entre des pitreries dignes du cinéma pour adolescents et des situations dramatiques au ton acidulé piquées à certains des meilleurs Spike Lee (Do the Right Thing nous revient en mémoire, même si la comparaison pourra sembler hasardeuse), Blindspotting dresse un constat amusé, léger, mais où les accès de colère ne sont pas interdits.
Voici donc Oakland avec toutes ses contradictions, caisse de résonance d’une société plus que jamais fracturée par les tensions raciales, sociales et économiques (nos deux déménageurs participent bien malgré à eux à l’invasion bourgeoise). Prêchi-prêcha que tout cela? Non seulement Blindspotting refuse les solutions toutes faites, mais aussi tout esprit vengeur, exposant certaines réalités douloureuses tout en injectant à l’affaire une bonne dose d’euphorie contagieuse.
Blindspotting
★★★★
Comédie dramatique de Carlos Lopez Estrada. Avec Daveed Diggs, Rafael Casal, Janina Gavankar, Jasmine Cephas Jones. États-Unis, 2018, 95 minutes.