Le Devoir

Sentir pour voir Picasso

À Barcelone, un parcours aromatique guidé par François Chartier permet de plonger autrement dans l’oeuvre du peintre

- CATHERINE LEFEBVRE COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

Cet été, le Musée Picasso de Barcelone invite ses visiteurs à venir sentir les oeuvres de l’artiste afin de mieux les voir. Le tout guidé par un nez bien connu ici, celui du sommelier et créateur d’harmonies François Chartier. Dans le cadre de l’exposition La cuisine de Picasso, le Québécois a été mandaté par le directeur du musée, Emmanuel Guignon, pour concevoir un parcours aromatique à travers dix tableaux ou sculptures parmi les quelque 400 oeuvres présentées. Munis d’un minuscule diffuseur d’huiles essentiell­es, nommé SONY Aromastic, les visiteurs peuvent ainsi humer les arômes évoquant quelques oeuvres du grand peintre.

Par exemple, devant Naturelaza muerta con cesto, tres erizos de mar y luz de 1946, il y a trois oursins de mer sur la table. François Chartier sait de toute évidence que l’arôme marin et iodé des oursins a des ressemblan­ces à tout le moins surprenant­es avec l’arôme de framboise. Or, en plaçant l’Aromastic au chiffre 9, des effluves de framboises en sont dégagés. Alors que pour l’oeuvre intitulée Calavera y puerro, de 1945, des poireaux et une tête de mort sont posés sur le comptoir.

En faisant tourner l’Aromastic au chiffre 8, c’est plutôt une odeur de terre humide qui nous rappelle que ces deux éléments se trouvent habituelle­ment dans le sol. Pour bien interpréte­r le tout, François Chartier accompagne chaque groupe de 10 personnes et plus qui en font la demande pour éveiller leurs sens, l’odorat surtout, afin de voir les oeuvres choisies différemme­nt.

L’idée de ce parcours aromatique a germé en novembre dernier, alors que François Chartier coanimait l’événement Papilles, molécules et pas mal de jazz, en compagnie du directeur artistique du Festival de jazz de Barcelone, Juan Anton Cararach. Autour de la table, il y avait entre autres le consul français de Barcelone, Cyril Piquemal, qui savait déjà que le Musée de Picasso présentera­it une collection d’oeuvres du peintre inspirées par la cuisine, en mai de cette année. Il a pris soin d’entretenir le directeur du musée à propos du génie de François Chartier. Ainsi est venue l’idée d’élargir les horizons de cette exposition dans le but de faire vivre une expérience unique aux visiteurs, en plus de permettre aux nonvoyants de percevoir une partie de l’essence des oeuvres de Picasso.

Afin de développer un tel parcours, François Chartier a fait appel à une équipe de spécialist­es des arômes. Mais comment décrire précisémen­t l’odeur qu’on aimerait recréer? «C’est simple, explique François Chartier. Pour la Copa de absenta par exemple, je voulais vraiment retrouver l’odeur de la recette d’absinthe de l’époque, avec des notes de fenouil plus prononcées que celle d’aujourd’hui. J’ai donc indiqué aux créateurs d’arômes d’opter pour l’anethol. Pour la framboise, c’est la bêta-ionone, et pour la terre humide, la géosmine. » Il n’y a pas à dire, il connaît ses molécules aromatique­s sur le bout de ses doigts. Un univers dans lequel il a plongé il y a près de 25 ans.

Alors qu’il cherchait à se définir davantage comme sommelier, c’est une citation du metteur en scène Franco Dragone, publiée dans un article du Devoir en 1994, qui a grandement inspiré François Chartier à faire les choses autrement: «La démarche génère le produit. Si on ne change pas la démarche, on va toujours produire la même chose.» Il cite d’ailleurs cette phrase clé dans chacune de ses conférence­s, afin d’inspirer ses invités à pousser leurs désirs et leurs inspiratio­ns encore plus loin.

Et pour cause. Celui qui a non seulement remporté le titre Meilleur sommelier au monde en 1994 a aussi reçu les prestigieu­x prix du meilleur livre de cuisine au monde dans la catégorie «innovation» en 2010 pour son ouvrage Papilles et Molécules et en 2016 pour L’essentiel de Chartier. De plus, sa collection Papilles pour tous ! a remporté le titre de meilleur livre d’harmonies mets et vins au monde en 2013.

La même année, le réalisateu­r Kim Nguyen a consacré son documentai­re Le nez à la magie de l’odorat. Parmi les personnage­s, François Chartier y partage sa passion pour les arômes et toute l’influence qu’elles ont dans l’harmonie entre les mets et les vins (et autres boissons). En plus d’expliquer à quel point l’odorat est précieux pour goût, le film illustre comment il est également précieux pour éveiller des souvenirs lointains. Il n’est donc pas étonnant que le parcours aromatique de François Chartier à travers La cuisine de Picasso permette aux visiteurs de vivre l’exposition à un second niveau, de quoi en faire une visite désormais inoubliabl­e.

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PAU BARRENA AGENCE FRANCE-PRESSE Afin de développer un parcours olfactif, François Chartier a fait appel à une équipe de spécialist­es des arômes. Mais comment décrire précisémen­t l’odeur qu’on aimerait recréer ?
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