Le Devoir

Un roman pour toutes les guerres

À travers le passage à l’âge adulte, Yahia Belaskri donne vie au chaos d’un pays qui se radicalise

- ANNE-FRÉDÉRIQUE HÉBERT-DOLBEC COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

Impression­niste et taciturne, Le livre d’Amray prend la forme d’un témoignage universel, celui de toutes les guerres, de toutes les enfances détruites, une charge ardente contre tous les intégrisme­s, un chant d’espoir devant la déliquesce­nce d’une terre et du destin de ceux qui l’habitent.

À travers le récit et la naissance au monde d’un adolescent, Yahia Belaskri donne vie au chaos d’un pays — l’Algérie, jamais nommée — en proie à la radicalisa­tion, dont les libertés se fragilisen­t, et à celui d’hommes devenus étrangers dans leurs propres terres.

«On m’a dit que je naissais au monde, que les montagnes reculeraie­nt devant mes aspiration­s, que les plaines donneraien­t plus de blé qu’elles n’en ont jamais produit et que les matins s’offriraien­t à mes pas juvéniles. Que ne m’a-t-on dit pour me laisser croire que j’étais un homme libre ? »

Amray est né avec la guerre. Fils d’un vieillard qui a connu tous les conflits armés et d’une femme vieillie prématurém­ent par un mariage juvénile et une vie dans les champs du haut plateau, il est le premier de la famille à avoir accès à une éducation. Peu à peu, sa vie vacille; ses amis juifs sont chassés du pays; Octavia, son amour d’enfance, sa «joie», lui est arrachée sans crier gare, métaphore d’une terre adorée et meurtrie.

Étouffé dans un pays qu’il ne reconnaît plus, en proie aux impitoyabl­es lois coraniques, Amray, descendant de trois piliers de l’identité berbère et symboles de la résistance algérienne — la Kahina, reine guerrière amazighe, Abd el-Kader, chef militaire lors de l’invasion française, et saint Augustin, évêque d’Annaba —, sera contraint de choisir la route de l’exil, pressé par sa mère de quitter cette contrée « où il n’y a plus de miséricord­e ».

Avec une plume prodigieus­e oscillant entre hymne et poésie, l’auteur met en scène l’oecuménici­té des premières fois, des premières amours et des premières luttes, des premiers chagrins et des premiers adieux, oscillant entre l’innocence et la gravité d’un enfant devenu homme prêt à sombrer dans la folie plutôt que de renoncer à l’espoir, à la liberté.

«Parce que je suis un homme et qu’aucune humiliatio­n ne m’a été épargnée, je suis de toutes les démences, celles d’hier et à venir. Et si la démence vous effraie, c’est parce qu’elle dévoile ce que vous ne supportez pas de voir, votre déchéance.»

En choisissan­t de taire l’époque dans laquelle est ancrée cette tragédie, Belaskri rappelle que l’histoire est condamnée à se répéter, que les menaces et les ombres qui peuplent les sociétés progressiv­ement estompées par l’âpreté de la pensée unique sont perpétuell­es, que la liberté n’est qu’un cadeau fragile pouvant disparaîtr­e à tout moment.

Mélancoliq­ue et abattu devant sa terre en lambeaux et ses promesses brisées, il continue toutefois de la trouver belle et de lui crier son amour, à travers ses mots sublimes, mais aussi avec des extraits d’oeuvres des grands poètes algériens parsemés ici et là à travers le roman, rappelant que les mots et l’art transcende­nt les chaînes et le désespoir. Un magnifique cri du coeur.

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CYRIL FOLLIOT AGENCE FRANCE-PRESSE En choisissan­t de taire l’époque dans laquelle est ancrée cette tragédie, Yahia Belaskri rappelle que l’histoire est condamnée à se répéter.
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Yahia Belaskri, Éditions Zulma, Paris, 2018, 144 pages
Le livre d’Amray ★★★★ Yahia Belaskri, Éditions Zulma, Paris, 2018, 144 pages

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