Un roman pour toutes les guerres
À travers le passage à l’âge adulte, Yahia Belaskri donne vie au chaos d’un pays qui se radicalise
Impressionniste et taciturne, Le livre d’Amray prend la forme d’un témoignage universel, celui de toutes les guerres, de toutes les enfances détruites, une charge ardente contre tous les intégrismes, un chant d’espoir devant la déliquescence d’une terre et du destin de ceux qui l’habitent.
À travers le récit et la naissance au monde d’un adolescent, Yahia Belaskri donne vie au chaos d’un pays — l’Algérie, jamais nommée — en proie à la radicalisation, dont les libertés se fragilisent, et à celui d’hommes devenus étrangers dans leurs propres terres.
«On m’a dit que je naissais au monde, que les montagnes reculeraient devant mes aspirations, que les plaines donneraient plus de blé qu’elles n’en ont jamais produit et que les matins s’offriraient à mes pas juvéniles. Que ne m’a-t-on dit pour me laisser croire que j’étais un homme libre ? »
Amray est né avec la guerre. Fils d’un vieillard qui a connu tous les conflits armés et d’une femme vieillie prématurément par un mariage juvénile et une vie dans les champs du haut plateau, il est le premier de la famille à avoir accès à une éducation. Peu à peu, sa vie vacille; ses amis juifs sont chassés du pays; Octavia, son amour d’enfance, sa «joie», lui est arrachée sans crier gare, métaphore d’une terre adorée et meurtrie.
Étouffé dans un pays qu’il ne reconnaît plus, en proie aux impitoyables lois coraniques, Amray, descendant de trois piliers de l’identité berbère et symboles de la résistance algérienne — la Kahina, reine guerrière amazighe, Abd el-Kader, chef militaire lors de l’invasion française, et saint Augustin, évêque d’Annaba —, sera contraint de choisir la route de l’exil, pressé par sa mère de quitter cette contrée « où il n’y a plus de miséricorde ».
Avec une plume prodigieuse oscillant entre hymne et poésie, l’auteur met en scène l’oecuménicité des premières fois, des premières amours et des premières luttes, des premiers chagrins et des premiers adieux, oscillant entre l’innocence et la gravité d’un enfant devenu homme prêt à sombrer dans la folie plutôt que de renoncer à l’espoir, à la liberté.
«Parce que je suis un homme et qu’aucune humiliation ne m’a été épargnée, je suis de toutes les démences, celles d’hier et à venir. Et si la démence vous effraie, c’est parce qu’elle dévoile ce que vous ne supportez pas de voir, votre déchéance.»
En choisissant de taire l’époque dans laquelle est ancrée cette tragédie, Belaskri rappelle que l’histoire est condamnée à se répéter, que les menaces et les ombres qui peuplent les sociétés progressivement estompées par l’âpreté de la pensée unique sont perpétuelles, que la liberté n’est qu’un cadeau fragile pouvant disparaître à tout moment.
Mélancolique et abattu devant sa terre en lambeaux et ses promesses brisées, il continue toutefois de la trouver belle et de lui crier son amour, à travers ses mots sublimes, mais aussi avec des extraits d’oeuvres des grands poètes algériens parsemés ici et là à travers le roman, rappelant que les mots et l’art transcendent les chaînes et le désespoir. Un magnifique cri du coeur.