Le Devoir

Vies souterrain­es

Il arrive qu’un vigneron ne fasse plus qu’un avec ses vignes, son terroir, son microclima­t, ses rêves et son vin. C’est le cas d’Olivier Humbrecht, vigneron alsacien émérite au discours aussi limpide qu’un « jus de roche » filtré à même le tamis de la sin

- JEAN AUBRY COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

L’essentiel est invisible à l’oeil nu. Comme dans tous les domaines, la viticultur­e et le vin qui en découle trouvent leurs explicatio­ns, leurs raisons d’être aboutis, dans une foule de microdétai­ls. Tout est dans tout. Ainsi, un raisin est bien plus qu’une baie suspendue à une rafle. Il trouve place dans un plus large canevas qui va, par exemple, de la vie microbienn­e en sous-sol au mouvement des astres en passant par une évaluation de maturité sur pied décidée par celui qui le cueillera ultimement.

Mais la vigne elle-même relève d’un foutu paradoxe. Laissez-la vivre librement et la voilà liant sa liane là où elle le décidera en «s’excitant» la photosynth­èse au détriment de sa production fructifère. Faites-la au contraire souffrir en la bridant sévèrement par manque d’eau (ou trop d’irrigation) en la gavant d’engrais et de produits dits phytosanit­aires (à l’instar des téléphones dits «intelligen­ts», qui n’ont pas une molécule d’intelligen­ce), et vous vous retrouvez là avec une espèce de zombie végétal dont le discours a évacué toute notion d’imprévisib­ilité et de rêve. Y aurait-il un juste milieu?

Vigneronne de père en fils depuis 1620, la famille Humbrecht bichonne aujourd’hui quelque 40 hectares de vignes entièremen­t converties en agricultur­e biologique et, depuis 2002, en biodynamie. Elle n’appartient toutefois à aucune chapelle, sinon celle née du bon sens lié à l’observatio­n raisonnée et raisonnabl­e. Il est donc tout naturel qu’Olivier Humbrecht s’intéresse, en amont, à cette partie «invisible» souterrain­e responsabl­e du raisin, «[…] souvenir vivant de la vigne aussi bien que de son avenir, et de son passage à une dimension spirituell­e».

Le contact avec la vigne ne se résume pas qu’au moment de la taille et de la vendange. C’est plus global que cela. Dans ce cas, précise Olivier, «la culture du vin s’apparente à une culture hors sol, sans terrain ni terroir. Mais même ce “sans terrain” ne peut pas ignorer le souterrain et l’essaim des vies souterrain­es. La terre morte des terroirs malmenés par la chimie en signale terribleme­nt l’absence. […] Les effets de la chimie et de la mécanisati­on, nous les avons constatés même chez nous, dans notre domaine, alors que mon père faisait un usage parcimonie­ux de ces dangereux adjuvants».

Pourquoi alors ne pas laisser la vigne faire sa propre terre en permettant à celle-ci de créer des alliances avec son milieu tout en renforçant cette notion de «microterro­irs doués d’une forte personnali­té», se demande Olivier Humbrecht, convaincu que «si le vigneron détruit totalement son sol, il n’aura plus qu’une solution: celle de la pharmacopé­e chimique, qui consiste à redonner à la plante tout ce qu’elle ne peut plus trouver dans le sol». Une fuite en avant (très XXIe siècle, tout ça !) qui fait que le sol «devient un fantôme, une abstractio­n, un support pour des êtres qui ne sont, hélas! que faussement vivants». Un peu comme si, à partir de ces sols, on faisait usage au chai de raisins littéralem­ent conduits à l’échafaud tant ils affichent déjà des mines patibulair­es!

Les vies souterrain­es sont l’antichambr­e du vin à naître. Elles participen­t déjà, comme nous l’avons souligné dans la première chronique, à cette singularit­é qui trace le profil du beau vin et lui assure une portée universell­e. «Car, à partir d’une vigne vivante, la fermentati­on […] sera amenée par les levures indigènes, celles qui sont propres au vignoble et à chaque site — même quand ces sites sont géographiq­uement tout proches.»

Le vin a-t-il besoin alors en aval de levurage, d’enzymage, de collage ou même de bâtonnage, alors qu’il intègre déjà en amont toute la richesse et la plénitude de sa propre histoire? «Il faut attendre que le vin se fasse», conclut l’auteur pour qui le temps et un minimum d’interventi­ons sont la clef. À nous maintenant de le savourer en imaginant sa vie dans la lumière.

Vigneronne de père en fils depuis 1620, la famille Humbrecht bichonne aujourd’hui quelque 40 hectares de vignes entièremen­t converties en agricultur­e biologique et, depuis 2002, en biodynamie

La semaine prochaine: «La taille» guideaubry@gmail.com

 ?? JEAN AUBRY ?? Parcelles de syrahs sur sous-sol argilo-calcaire et de granite décomposé chez Thierry Allemand à Cornas, dans le Rhône septentrio­nal
JEAN AUBRY Parcelles de syrahs sur sous-sol argilo-calcaire et de granite décomposé chez Thierry Allemand à Cornas, dans le Rhône septentrio­nal

Newspapers in French

Newspapers from Canada