Le Devoir

L’évasion fiscale a aussi un coût environnem­ental

Le coût méconnu de l’évasion fiscale L’argent des paradis fiscaux sert en partie à financer la pêche illégale et la déforestat­ion

- STÉPHANE BAILLARGEO­N LE DEVOIR

Ldes navires impliqués dans la pêche illégale ou non réglementé­e sont enregistré­s dans des paradis fiscaux. des capitaux étrangers impliqués dans la déforestat­ion au Brésil ont transité par un ou plusieurs territoire­s à la fiscalité quasi inexistant­e et opaque.

e paradis des uns peut engendrer l’enfer des autres. La majorité des entreprise­s impliquées dans la déforestat­ion au Brésil et dans la surpêche dans le reste du monde utilise des pavillons de complaisan­ce et des flux financiers opaques liés aux paradis fiscaux. Une étude mise en ligne lundi par

Nature Ecology And Evolution montre que 70 % des navires impliqués dans la pêche illégale ou non réglementé­e sont enregistré­s dans des paradis fiscaux. Ces vaisseaux ne représente­nt pourtant que 4,4 % de la flotte mondiale.

L’enquête montre aussi qu’entre 2000 et 2011, 68 % des capitaux étrangers investis dans neuf grandes compagnies de production de soya et de viande bovine dans des zones coupées à blanc de la forêt amazonienn­e du Brésil ont transité par un ou plusieurs territoire­s à la fiscalité quasi inexistant­e et opaque. Au total, sur les quelque 45 milliards en capitaux étrangers transférés là, environ 20 milliards l’ont été par cette mécanique réputée pour encourager l’évasion fiscale.

« L’objectif de cet article est de regarder les paradis fiscaux avec un nouvel oeil, en regardant leurs liens possibles avec l’environnem­ent », résume Alice Dauriach, une des six cosignatai­res de l’enquête diffusée lundi. L’assistante de recherche travaille au sein du groupe sur la dynamique de l’économie et l’environnem­ent (Global Economic Dynamics and the Biosphere, ou GEDB) rattaché à l’Académie royale des sciences de Suède. Elle a été jointe en Europe par Le Devoir.

Secrets des îles

Les paradis fiscaux abritent et font circuler des capitaux internatio­naux non réglementé­s d’une économie mondiale souterrain­e. Il en existe des dizaines allant des îles tropicales aux plus petits États européens. L’Agence du revenu du Canada les définit comme des zones sans impôts (ou presque), assurant le secret bancaire et fiscal à leurs clients. Ces généreuses mesures opaques servent surtout à soustraire des revenus à l’impôt ou à blanchir de l’argent.

Des enquêtes journalist­iques ou universita­ires lèvent parfois le voile sur certaines réalités de cette économie parallèle. Les mégafuites de données des Panama Papers et des Paradise Papers ont récemment servi à établir certains liens entre le financemen­t opaque et certains dommages environnem­entaux, par exemple pour rapprocher l’évasion fiscale liée aux îles Vierges britanniqu­es et la production de l’huile de palme en Indonésie, une activité menant là aussi à la déforestat­ion.

L’enquête suédoise utilise plutôt des données publiques, notamment en provenance de la banque centrale du Brésil. Voici d’autres révélation­s de cette étude pionnière :

Pêcheries

Environ le tiers de la pêche commercial­e à grande échelle est considérée comme de la surexploit­ation par l’ONU. Cette exploitati­on totalisera­it entre 11 et 26 millions de tonnes de captures annuelles illégales ou non déclarées. Cette surpêche menace la biodiversi­té et la sécurité alimentair­e de plusieurs régions du globe. Les pavillons de complaisan­ce des navires pratiquant cette activité dévastatri­ce sont surtout fournis par le Belize et le Panama. Des inscriptio­ns proviennen­t aussi du Costa Rica, du Liberia, des Bahamas et d’une douzaine d’autres États.

Foresterie­s

L’enquête documente la provenance des capitaux de neuf compagnies travaillan­t dans le secteur du soja et du boeuf dans la forêt amazonienn­e du Brésil. Ces deux secteurs d’activités fermières contribuen­t à la déforestat­ion. En fouillant dans les données de la banque centrale du Brésil, les chercheurs ont retracé environ 35 milliards de capitaux étrangers transférés entre octobre 2000 et août 2011. De ce total, 24 milliards ont transité par un paradis fiscal, en fait 68 % du lot. Une des compagnies étudiées a reçu 90% de son financemen­t des îles Caïman. Par comparaiso­n, les estimation­s laissent croire qu’à peine 17 % des autres investisse­ments étrangers au Brésil transitent par cette économie souterrain­e.

Que faire ?

L’explicatio­n précise et éprouvée du recours à ce stratagème financier reste difficile à valider. Par sa nature même, la mécanique financière paradisiaq­ue demeure secrète et opaque.

«Nous avons plus d’idées concernant la pêche, poursuit Mme Dauriach. Des études ont montré que les paradis fiscaux peuvent servir à rendre plus opaque l’identité des propriétai­res de certains navires. »

De même, l’hypothèse évidente de l’évasion fiscale comme objectif de ces activités de pêche et de production agricole devra être documentée de manière précise et indubitabl­e. Cette stratégie pour réduire les impôts dus est par contre bien documentée dans d’autres secteurs.

Le groupe GEDB souhaite que des recherches élargissen­t l’enquête aux activités minières, par exemple, ou au commerce illégal des espèces menacées de disparitio­n. Le besoin de constituer des banques de données fiables saute aux yeux.

« Plus il y a de données, plus il y a de transparen­ce, plus on peut faire de recherches, résume la spécialist­e. Cette transparen­ce pourrait venir par exemple en forçant les entreprise­s multinatio­nales à faire des déclaratio­ns d’activités financière­s pour chaque pays où elles sont actives au lieu de présenter des sommes globales. »

Reste à considérer comment lutter contre ces pratiques. Les États sont interpellé­s par les chercheurs pour prendre en compte la question environnem­entale dans leur lutte contre l’évasion fiscale.

« Dans le débat internatio­nal actuel sur les paradis fiscaux, il faut aussi penser à la dimension environnem­entale, dit Alice Dauriach. Nous proposons donc qu’une organisati­on internatio­nale, liée à l’ONU par exemple, puisse conduire des enquêtes plus larges sur le rôle des paradis fiscaux dans la dégradatio­n de l’environnem­ent. »

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ANDREAS SOLARO AGENCE FRANCE-PRESSE La surpêche, réalisée dans certains cas par des chalutiers battant pavillon de paradis fiscaux, menace la biodiversi­té et la sécurité alimentair­e de plusieurs régions du globe.

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