Le Devoir

L’art peut défendre des idées sans être à la solde d’idéologies

-

Patrick Moreau Rédacteur en chef de la revue Argument et auteur de l’essai Ces mots qui pensent à notre place (Liber, 2017)

Dans Le Devoir du 13 août dernier, Étienne Beaulieu prétend attaquer le point de vue que j’exprimais dans un texte paru dans ces mêmes pages le 30 juillet et intitulé « Oui à la liberté de l’artiste, non aux tentatives de censure ». Le problème est qu’il se prête pour ce faire à une éloquente défense de la littératur­e « engagée »… sur laquelle je tomberai sans peine d’accord avec lui.

Premier précepte: pour qu’un véritable débat ait lieu, encore faut-il ne pas prêter à celui qu’on a choisi comme adversaire des idées qui ne sont pas les siennes. Ou caricature­r celles-ci. C’est malheureus­ement trop souvent le cas.

Dans ce texte, j’affirmais que « les idéologues n’aiment pas l’art ». Cette affirmatio­n me paraît plutôt incontesta­ble. L’histoire est là pour nous le prouver : les idéologues ne désirent rien tant qu’assujettir l’art, et surtout la littératur­e, à leur idéologie. Les exemples abondent. Le plus classique : le « réalisme socialiste» imposé aux écrivains dans l’ex-bloc communiste. On pourrait citer aussi l’art nazi ou la révolution culturelle maoïste.

Cette phrase ne veut évidemment pas dire que l’oeuvre d’art doit être totalement gratuite, apolitique et ne contenir aucune idée. La plupart des grandes oeuvres littéraire­s, de Sophocle à Victor Hugo, de Gustave Flaubert à Gaston Miron, soulèvent bien entendu des enjeux politiques ou philosophi­ques. C’est ce qui fait en grande partie leur intérêt.

Ce malentendu qui me semble être au coeur de la réplique d’Étienne Beaulieu part des mots « idéologues » ou « idéologie » et de la façon qu’on a de les définir. La faute m’en incombe peut-être partiellem­ent : j’ai cru que cette notion d’idéologie était entrée dans le vocabulair­e politico-sociologiq­ue commun et ne nécessitai­t pas d’être définie avant usage.

Pour réparer cette erreur, j’en donnerai donc la définition suivante, que j’emprunte à Karl Jaspers : « Une idéologie est un complexe d’idées ou de représenta­tions qui passe aux yeux du sujet pour une interpréta­tion du monde ou de sa propre situation, qui lui représente la vérité absolue, mais sous la forme d’une illusion par quoi il se justifie, se dissimule, se dérobe d’une façon ou d’une autre, mais pour son avantage immédiat. »

On peut constater que cela n’a rien à voir avec le fait de défendre ou non des idées, des idéaux, des théories. Ni Miron, ni Flaubert, ni Hugo, ni Sophocle ne sont à mes yeux des idéologues. Ce serait leur faire insulte. Par contre, je me permettrai d’insister dans cette définition sur les mots « vérité absolue », qui expliquent que l’idéologue est fréquemmen­t en proie à des tentations censoriale­s. Détenteur d’une vérité incontesta­ble, il n’admet pas qu’on puisse être en désaccord avec lui.

Deuxième précepte pour qu’il y ait véritablem­ent débat : s’interroger et, si possible, s’entendre sur le sens des mots qu’on emploie.

Mais aussi, troisième précepte : s’abstenir de débattre avec des gens qui sont persuadés d’être les seuls détenteurs d’une « vérité absolue », quelle qu’elle soit. Ça ne sert tout bonnement à rien.

Il y a un dernier point cependant sur lequel je tombe d’accord avec Étienne Beaulieu, et c’est quand il affirme que «ce qu’on appelle idéologie n’est souvent qu’une manière de désigner une cause à laquelle on refuse son adhésion, ce qui ne la rend aucunement illégitime. » Ce mot « idéologie » est bien entendu un terme polémique. Karl Jaspers concluait d’ailleurs par ces mots la définition qu’il en donnait : « Voir qu’une pensée est idéologiqu­e équivaut à dévoiler l’erreur, à démasquer le mal, la désigner comme idéologie, c’est lui reprocher d’être mensongère et malhonnête, on ne saurait donc l’attaquer plus violemment. »

Si je m’insurgeais, dans un texte précédent, contre le fait qu’une nouvelle de David Dorais fasse l’objet d’attaques parce qu’elle évoquait une scène de viol, c’est bien parce que je considérai­s ces attaques comme motivées par l’idéologie, c’est-à-dire par une «interpréta­tion du monde» qui me paraissait erronée et illusoire puisque dans le monde ainsi interprété l’expression artistique se verrait soumise au droit de veto de militantes féministes, puis certaineme­nt, peu après, d’autres censeurs.

Entre parenthèse­s, cela ne fait pas de moi, ainsi que l’affirme Étienne Beaulieu, un homme qui ne serait pas « féministe ». Le monde dans lequel nous vivons n’est pas irrémédiab­lement séparé entre «féministes » et « antifémini­stes ». Personnell­ement, je me définirais volontiers comme «féministe» si cela signifie que je suis depuis toujours partisan de l’égalité entre les femmes et les hommes. Mais cela ne veut pas dire que j’adhère les yeux fermés aux concepts de « culture du viol » ou de « patriarcat », qui me paraissent relever justement d’un discours idéologiqu­e plus que du féminisme tel que défini précédemme­nt.

Dernier précepte: pour qu’un débat puisse avoir lieu, il faut que l’espace où se produit la parole publique ne constitue pas un champ de bataille où des ennemis identifiés chacun à un camp s’excommunie­nt mutuelleme­nt, mais une agora où l’on énonce et juge des idées et des arguments.

Newspapers in French

Newspapers from Canada