Le Devoir

Le vrai scandale sur la Côte-Nord

- André Binette

Constituti­onnaliste et ancien avocat, qui a notamment représenté deux communauté­s innues

Il est beaucoup question en ce moment du projet d’énergie éolienne Apuiat sur la Côte-Nord. Il manque un élément majeur à la discussion dans ce dossier, un élément que le gouverneme­nt du Québec connaît bien, qui sert d’arrièrepla­n à ses négociatio­ns avec les Innus, mais qu’il se garde de mentionner publiqueme­nt. Il s’agit de la dépossessi­on historique des droits des Innus par Hydro-Québec dans les années 1960 avec l’aval du gouverneme­nt canadien.

En 1965, les Innus de la communauté de Pessamit ont obtenu 50 000 $ pour le développem­ent hydroélect­rique de la rivière Manicouaga­n, qui allait conduire à la constructi­on de quatorze barrages sur son territoire ancestral. Parmi ces barrages, on trouve Manic 5, la fierté des Québécois de l’époque, qui a beaucoup rapporté à Hydro-Québec depuis 60 ans. La puissance totale de ces barrages est équivalent­e à celle du réseau de barrages de la Baie-James. Aucun emploi, aucun contrat n’a été offert aux Innus lors de la constructi­on de Manic 5. Des cimetières ont été inondés sans déplacer les sépultures. Aucune étude environnem­entale digne de ce nom n’a alors été effectuée.

Pourtant, dix ans plus tard, HydroQuébe­c, le gouverneme­nt du Québec et le gouverneme­nt fédéral ont procédé avec les Cris et les Inuits tout autrement. Ils ont signé la Convention de la BaieJames et du Nord québécois pour obtenir le consenteme­nt de ces nations autochtone­s au développem­ent hydroélect­rique de cette région. Hydro-Québec a versé 250 millions en dollars de 1975 pour obtenir ce consenteme­nt. Pour sa part, le gouverneme­nt fédéral a légiféré pour donner aux Cris une autonomie politique qui les sortait du cadre de la Loi sur les Indiens avant toute autre Première Nation.

En 2001, un amendement à la Convention appelé la Paix des Braves a donné aux Cris 5 milliards additionne­ls sur 50 ans en échange de leur consenteme­nt à de nouveaux barrages. De ce montant, 3,5 milliards proviennen­t d’Hydro-Québec et 1,5 milliard d’Ottawa. Une somme de 800 millions a aussi été versée par le gouverneme­nt du Québec aux Inuits. Le Parlement fédéral a une nouvelle fois légiféré et procuré une autonomie renforcée aux Cris. Sous le gouverneme­nt Charest, cette autonomie a été encore accrue, au point où les Cris détiennent la main haute sur les institutio­ns publiques régionales jusqu’à Chibougama­u, tout comme les Inuits au Nunavik.

Des résultats différents

Les gouverneme­nts ont d’abord résisté à de telles ententes. La Convention et la Paix des Braves étaient toutes deux des règlements à l’amiable. Mais comment le développem­ent hydroélect­rique de la Côte-Nord et celui de la Baie-James ont-ils donné des résultats si différents ?

La réponse est simple: ce qui était techniquem­ent légal en 1965 ne l’était plus en 1975, et est devenu inconstitu­tionnel en 1982. Pour bien comprendre, il faut se replacer dans le contexte de l’époque. En 1969, Trudeau père et son ministre des Affaires indiennes, Jean Chrétien, publiaient un livre blanc qui niait la valeur juridique des droits ancestraux. Ce document proposait l’abolition des réserves ainsi que l’assimilati­on des Autochtone­s au nom de l’égalité individuel­le de tous les citoyens. Cette vision correspond­ait à un point de vue répandu à l’époque, y compris chez Hydro-Québec, pour qui les Autochtone­s n’étaient qu’un obstacle au développem­ent.

Devant le tollé soulevé, le gouverneme­nt canadien dut mettre sa réforme entre parenthèse­s. Comme le rapporte l’anthropolo­gue Serge Bouchard dans son récent ouvrage sur les Innus (Le peuple rieur, Lux éditeur, 2017), Trudeau père a alors déclaré : « Ils peuvent garder leurs ghettos s’ils le désirent. » Et Jean Chrétien d’ajouter : « Ils peuvent conserver la discrimina­tion dont ils sont victimes. »

En 1973, dans l’affaire Calder, portée devant les tribunaux par les Nishgas de la Colombie-Britanniqu­e, la Cour suprême tapa sur les doigts d’Ottawa en soulignant que les droits ancestraux étaient bien de nature juridique. Six mois plus tard, Trudeau et Chrétien firent volte-face en adoptant une nouvelle politique de négociatio­n des traités qui visait à obtenir la cession de ces droits. La Convention de la Baie-James fut le premier traité moderne issu de cette politique. Ce qu’un gouverneme­nt fédéral avait fait pouvait toutefois être défait par un autre. En 1982, Trudeau et Chrétien ont donc complété leur retourneme­nt en constituti­onnalisant les droits ancestraux qu’ils voulaient supprimer en 1969 pour faire adopter une réforme constituti­onnelle à l’exclusion du Québec. Mais tout cela était trop tard pour les Innus, qui n’ont obtenu ni compensati­on ni autonomie, parce que la politique fédérale et la constituti­onnalisati­on n’étaient pas rétroactiv­es.

Mépris des Innus

La réalité est que Manic 5 et les autres barrages de l’époque ont été construits au mépris des Innus. Cette dépossessi­on est un vol historique, commis par Hydro-Québec et le gouverneme­nt canadien, qui devrait révolter toute personne de bonne foi. Des tentatives ont été faites pour corriger cette profonde injustice au cours des années. Des rencontres ont eu lieu avec Hydro-Québec et le gouverneme­nt du Québec, mais aucune offre sérieuse n’a été déposée, par crainte de l’incompréhe­nsion de l’opinion publique.

Lorsque le gouverneme­nt actuel fait la promotion de projets à la rentabilit­é incertaine et qu’il insiste sur la nécessité de maintenir de bonnes relations avec les Innus pour le Plan Nord, il a aussi à l’esprit les erreurs inavouable­s du passé. Si le gouverneme­nt canadien voulait vraiment corriger des injustices, il s’attaquerai­t à celle-ci en priorité. Il pourrait ensuite songer à restaurer les droits des Innus, des Attikameks et des Anishnabes sur le territoire de la Convention de la Baie-James, un autre vol aggravé.

Quant aux Innus, ils portent aussi une part de responsabi­lité. Le projet Apuiat est le premier projet économique qui regroupe l’ensemble de leur nation. S’ils s’étaient donné une gouvernanc­e nationale comme les Cris, il y a longtemps qu’ils auraient fait plier les gouverneme­nts et Hydro-Québec.

 ?? GOUVERNEME­NT DU QUEBEC ?? Constructi­on du barrage DanielJohn­son. Aucun emploi, aucun contrat n’a été offert aux Innus lors de la constructi­on de Manic 5.
GOUVERNEME­NT DU QUEBEC Constructi­on du barrage DanielJohn­son. Aucun emploi, aucun contrat n’a été offert aux Innus lors de la constructi­on de Manic 5.

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