Le marché de l’art s’expose à une saignée
La décision de la Cour fédérale fait reculer le mécénat de 40 ans, dénonce le sénateur Serge Joyal
La décision du juge Manson, de la Cour fédérale, qui redéfinit la notion « d’importance nationale » pour l’évaluation des oeuvres d’art et biens culturels canadiens, «renverse plus de 40 ans d’évolution du mécénat au Canada », selon le sénateur Serge Joyal.
Celui qui est aussi collectionneur et gestionnaire d’importantes collections privées s’insurge contre la décision et ses impacts. « Ce n’est pas si simple de faire avancer le mécénat au Canada », estime le sénateur. « Convaincre des gens de donner, surtout ce qu’on appelle de “la marchandise internationale” convoitée par à peu près toutes les institutions au monde, c’est loin d’être facile. Et là, on revient au point de départ. »
Le Canada passerait-il ainsi d’un libre marché, légèrement entravé par un mécanisme de protection des oeuvres, au libreservice ? « C’est ça, estime le sénateur Serge Joyal. L’effet réel de la décision sera de favoriser le marché des maisons de vente aux enchères. Qui va en profiter ? Les grandes maisons internationales: Christie’s et Sotheby’s, une entité européenne et l’autre américaine. Car au Canada, le marché d’art ne fait pas le poids. »
« [La maison canadienne] Heffel ne leur est pas un réel concurrent, poursuit le sénateur. Vous n’avez qu’à regarder le Chagall [cette Tour Eiffel (1929) que le Musée des beaux-arts d’Ottawa voulait vendre en début 2018]. C’est à Christie’s qu’il était destiné. En limitant l’accès à la reconnaissance fiscale, on ouvre le marché. On permet aux maisons de vente aux enchères de venir chercher tout ce qu’elles peuvent récupérer au Canada. Et croyez-moi, elles nous regardent aller avec l’appétit du lion. »
Patrimoine culturel
Rappelons qu’Heffel a remis en question devant les tribunaux une décision de la Commission canadienne d’examen des exportations des biens culturels (CCEEBC) refusant l’octroi d’une licence d’exportation pour Iris bleus, jardin du Petit Gennevilliers (1892) de Gustave Caillebotte, que la maison canadienne avait vendu à une galerie londonienne. C’est sur la définition de la notion « d’importance nationale » que le litige s’est joué en faveur de Heffel.
Ainsi, depuis le 12 juin, pour être jugé « d’importance nationale », un objet doit « avoir un lien direct avec le patrimoine culturel propre au Canada ». Or, cette notion est une des deux clés de voûte qui permet à la CCEEBC de conserver temporairement un bien au pays, ou de donner aux musées, par formulaire interposé, la permission de délivrer aux donateurs un reçu pour déductions d’impôt. La décision est en appel, mais Patrimoine canadien et la CCEEBC adoptent entre-temps la définition du juge Manson.
En d’autres mots, si un donateur voulait donner Iris bleus à un musée canadien, il ne pourrait bénéficier d’aucune déduction fiscale. Aujourd’hui, il serait donc plus avantageux pour lui de donner l’oeuvre à l’étranger ou de la vendre, résume un joueur important des musées québécois.
«Ce dossier se trouvant actuellement devant les tribunaux, nous ne pouvons commenter davantage le bien-fondé des décisions de la Cour fédérale », a dit Simon Ross, attaché de presse de Patrimoine canadien. « Une chose est claire: nous sommes très conscients des inquiétudes qu’éprouvent les musées à ce sujet. C’est pourquoi nous avons demandé à ce que cette décision soit portée en appel à la Cour fédérale. »
Une inquiétude que porte le conservateur senior du Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM), Hilliard T. Goldfarb. «Nous sommes extrêmement dépendants des donations », mentionne le conservateur des maîtres anciens. « L’impact [de la décision Manson] ne se fait pas sentir seulement au Québec. Il y a présentement des suspensions de processus pour des dons importants. J’ai un don ici en danger de ne pas se faire, et on parle d’une oeuvre d’un artiste européen majeur », mentionne M. Goldfarb.
Digne des années 1960
Bien que le juge Manson appuie sa décision sur le cadre historique de la Loi, il n’a «certainement pas compris le contexte où elle a été écrite », estime le sénateur Joyal. Celui-ci a participé aux débats sur ce projet de loi écrit en réaction à la perte pour le Canada de l’immense collection de Joseph Hirshhorn, acquise grâce à une fortune faite sur l’uranium canadien : 4500 tableaux, 1600 sculptures. 21 Rodin, 28 Giacommetti, 53 Henry Moore, 48 Picasso, 20 Calder, et des Matisse, Pollock, Magritte, Daumier. Une valeur de 100 millions en 1974.
La collection n’a pu être conservée au pays parce que les discussions n’ont pas abouti à une exemption fiscale adéquate pour M. Hirshhorn, expliquait M. Joyal en 1975 à la Chambre des communes. « La ville de Washington dispose actuellement de l’un des plus grands musées d’art moderne, lequel lui a été légué par M. Hershorn [sic] [… ], un Canadien », poursuivait-il dans son allocution. « Pourquoi ? Parce que nos lois fiscales à cette époque ne permettaient pas à ce collectionneur d’obtenir les exemptions qu’on lui offrait outre frontière. »
« On aurait pu à l’époque fonder un Musée d’art contemporain — on n’en avait pas encore — autour de cette collection ! », se désole Serge Joyal. Le sénateur s’insurge de retrouver la situation légale des années 1960. « Les gens qui possèdent des collections importantes ont des antennes ailleurs et peuvent bénéficier du système fiscal d’autres pays. On ne vit pas dans un vase clos! Le Canada vit la concurrence d’autres États, où les collectionneurs peuvent aussi faire des dons. »
M. Joyal offre l’exemple du Massacre des Innocents, de Pierre Paul Rubens (1577-1640), acheté lors d’enchères londoniennes par la famille Thompson pour 55 millions, et donné à l’AGO quelques années plus tard alors qu’il est évalué à 250 millions. «Selon le juge Manson, ce Rubens ne fait pas partie des trésors nationaux. »
Dans ce cas particulier, le tableau du maître ne pourrait-il pas nicher sous l’autre critère d’évaluation, celui de l’intérêt exceptionnel ? « On juge aussi de l’intérêt exceptionnel dans le cadre canadien. Si Thompson n’avait pu avoir de reçu d’impôt, il aurait donné le tableau à la National Gallery de Londres, qui le voulait, d’ailleurs. À partir du moment où on gèle le marché en disant que c’est la décision Manson qui s’applique, on crée une distorsion dans la dynamique de fonctionnement des musées. Il n’y a aucun doute dans mon esprit : c’est une décision qui va à l’encontre de l’intérêt des musées », tranche le sénateur. Il n’y a aucun doute dans mon esprit : c’est une décision qui va à l’encontre de l’intérêt des musées SERGE JOYAL