Le Devoir

Le Montréal des langues

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Si Montréal a bien une richesse naturelle qui lui est propre, c’est son trilinguis­me

J’ai toujours été fasciné par le décalage entre la manière dont les Québécois se perçoivent et ce qu’ils sont en réalité, surtout en matière de langue. Mais faut-il s’en étonner ? Après tout, le Québec forme déjà la société la plus bilingue du continent — sans l’admettre officielle­ment. Et Montréal est la ville la plus trilingue du pays, et peut-être même du continent, ce qu’elle ignore superbemen­t. Selon des données compilées par Statistiqu­e Canada à la demande de Montréal Internatio­nal, 21 % des Montréalai­s parlent au moins trois langues. Le double de Toronto et de Vancouver. Bien que Toronto se prétende multicultu­relle, il s’agit en réalité d’une monocultur­e unilingue avec un vernis multicultu­rel. Les Torontois se sont monté un récit et des slogans sur leur diversité, qu’ils célèbrent à tort et à travers. Mais pas les Montréalai­s, même si Montréal est beaucoup plus diverse dans les faits. C’est une diversité assumée, vécue quotidienn­ement, mais ni revendiqué­e ni affirmée. C’est dire à quel point l’espèce de montée de lait identitair­e autour du Bonjour/Hi était presque contre nature.

La plupart des unilingues que je connais regrettent amèrement de ne pas maîtriser une autre langue. C’est parce qu’ils savent, intuitivem­ent ou d’expérience, qu’à quotient intellectu­el égal, un bilingue ou un trilingue aura accès à une palette infiniment plus large de connaissan­ces et de vécu. Il a plus d’outils dans son coffre. Forcément, ce trilinguis­me de masse n’est pas sans effet, et il en aurait sans doute plus si on ne se gênait pas pour l’affirmer.

Si Montréal a bien une richesse naturelle qui lui est propre, c’est son trilinguis­me. Sauf que Montréal Internatio­nal est seule à l’affirmer, et toutes les autres instances font comme si cela n’existait pas. Je me suis souvent désolé dans cette chronique qu’aucun établissem­ent de « haut savoir » ne se donne la peine de savoir quelles langues parlent ses étudiants et ses professeur­s. C’est bête. Car après tout, si HEC offre l’un des seuls programmes de formation trilingue au monde, c’est parce que Montréal rend la chose possible. Au fond, ce qui frappe, c’est le décalage entre la réalité et le « récit collectif ». Quand un mauvais quartier devient cool, c’est parce que le récit a changé. La volonté et la perception ne sont plus les mêmes, tant chez les nouveaux que les anciens résidents. C’est pareil pour une ville, ou une province. La transforma­tion est possible quand elle est autorisée socialemen­t. Autrement dit, le trilinguis­me de Montréal n’est pas autorisé, socialemen­t, même si tout le monde le voit comme un oeil au milieu du front.

Peut-être les Montréalai­s la jouent-ils discrète pour ne pas heurter la sensibilit­é des autres Québécois. Peut-être aussi tiennent-ils leur trilinguis­me pour ordinaire. Or, cette diversité n’a rien de normal, elle est même tout à fait exceptionn­elle. C’est un puissant outil de transforma­tion, qui n’appartient pas au discours ni à l’imaginaire collectif et que personne n’instrument­alise.

Un nouveau récit

Le succès de LangFest s’inscrit sans doute dans le nouveau récit qui est peut-être en train de s’établir tout doucement. Ce petit festival de polyglotte­s, dont la troisième édition a réuni plus de 400 participan­ts le week-end dernier à l’Université Concordia, est une véritable célébratio­n des langues. On pouvait y suivre des ateliers sur une langue (aussi bien le swahili ou le mandarin que le français des îles de la Madeleine) ou bien sur les méthodes d’apprentiss­age (surmonter les blocages, élever des enfants multilingu­es, apprendre par le sport ou la musique, jongler avec les différence­s dialectale­s ou utiliser l’alphabet phonétique internatio­nal). Il y avait aussi des conférenci­ers vedettes, comme la linguiste de l’Université McGill Jessica Coon, consultant­e pour le film Arrival de Denis Villeneuve.

À LangFest, on croise surtout des bilingues ordinaires et des polyglotte­s normaux, qui ne parlent que trois, quatre ou cinq langues. Les hyperpolyg­lottes, qui parlent 12, 15 ou 20 langues, sont très rares, et c’est tant mieux. « Au début, on s’est appelé Polyglot Symposium, mais ça faisait un peu trop sérieux », raconte l’un des trois organisate­urs, Nicolas Viau, qui est responsabl­e des projets spéciaux chez Idénergie — les deux autres organisate­urs, Joey Perugino, et Tetsu Yung, sont respective­ment gestionnai­re et biologiste. Bref, des polyglotte­s « ordinaires », plutôt que des linguistes. « Dès la deuxième année, on l’a rebaptisé LangFest, parce qu’on veut intéresser tout le monde. »

Avec LangFest, c’est comme si ses fondateurs montréalai­s avaient ouvert une fenêtre sur les langues du monde. J’ai souvent écrit : on ne pourra régler les problèmes du français, quels qu’ils soient, en ne considéran­t que le français. LangFest, c’est comme une paire de lunettes sur notre myopie linguistiq­ue collective.

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