La légalisation du pot, au-delà du joint
Des produits dérivés non psychotropes sont prêts à fleurir
C’est le retour à la vie dans une usine à fabriquer la mort. Jusqu’en 2012, l’abattoir Colbex-Levinoff, au nord de Drummondville, a tué pas moins de 900 têtes de bétail par jour. Mais à partir de maintenant, c’est « 900 nouvelles plantes par jour » que l’entrepreneur Dany Lefebvre rêve désormais d’y faire apparaître. Et pas n’importe lesquelles : des plants de marijuana non psychotrope qui vont venir alimenter le marché naissant de produits dérivés à base de cannabis, produits dont la légalisation, à venir dans un peu plus d’un mois, devrait venir stimuler la multiplication, selon lui.
Crèmes hydratantes et relaxantes, tisanes, baumes à lèvres, boissons gazeuses ou fermentées, produits alimentaires végétariens, nourriture pour animaux de ferme ou pour animaux de compagnie, suppléments alimentaires… « Le cannabis a bien plus à offrir qu’un simple joint », assure le propriétaire de La Feuille verte — c’est le nom de son entreprise —, rencontré la semaine dernière par Le Devoir à Saint-Cyrille-de-Wendover au coeur de cet abattoir en pleine reconversion.
«La légalisation, le 17 octobre prochain, va permettre le développement de toute une nouvelle gamme de produits, non psychotropes, issus du cannabis. Elle donne aussi un nouveau cadre légal dans lequel il va être plus facile de parler de ces produits, et surtout de dédiaboliser une plante » que l’on réduit trop souvent à son seul effet euphorisant par altération des perceptions.
Et pourtant. «Dans un bourgeon de cannabis, il y a plus de 400 composantes différentes, dit-il, entouré d’une cinquantaine de plantes qui ont poussé durant l’été sur le toit de l’abattoir. Cette plante contient aussi 85 cannabinoïdes. Or, sur ce nombre, seul le tétrahydrocannabinol (THC) est psychotrope. Les autres ne le sont pas et c’est sur ceux-là que nous voulons nous concentrer pour développer des produits de santé et de bien-être. » Ces produits, en raison de l’absence de THC, ou d’une trop faible concentration, pourront être commercialisés en dehors des commerces de la nouvelle Société québécoise du cannabis (SQDC), en ligne, en épicerie, en pharmacie…
Dany Lefebvre assure d’ailleurs que des discussions sont en cours afin de faire entrer des produits de beauté à base de cannabis dans une grande chaîne de pharmacie, mais également un kombucha, cette boisson fermentée, à base de marijuana non psychotrope, dans une chaîne d’épiceries ayant pignon sur rue dans tout l’est du Canada. Le produit est déjà distribué localement dans la région de Drummondville, sous la marque Kombuchanv.
Des vertus stimulantes
Même si la recherche scientifique sur ces substances est encore mince, tout comme le THC, le cannabidiol (CBD), non psychotrope, un des cannabi- noïdes présents dans la plante, agit sur le système endocannabinoïde des mammifères, dont l’humain fait partie, et peut entrer dans la composition de produits aidant à combattre l’anxiété, les douleurs chroniques, l’épilepsie, l’insomnie, et ce, sans induire les problèmes psychologiques liés à la consommation de cannabis psychotrope à long terme.
L’usage du CBD est également envisagé depuis plusieurs années dans la création de gammes d’aliments ou de suppléments pour chiens et chats, et ce, afin de combattre, sans médicament, leurs allergies ou leurs angoisses.
Cette industrie, qui commence à s’implanter dans les États américains ayant légalisé le cannabis, affirme que le marché est en pleine explosion. Il aurait doublé entre 2004 et 2014 et devrait connaître une croissance de 3 à 5 % par année, selon des sources industrielles convergentes.
Signe des temps, cet été, Santé Canada a approuvé une recherche clinique visant à vérifier les effets anxiolytiques du cannabis sur les animaux. La compagnie Canopy Growth, acteur majeur du cannabis légal au Canada et deuxième fournisseur de cannabis psychotrope en importance de la SQDC, est au coeur de cette étude.
Depuis Saint-Cyrille-de-Wendover, La Feuille verte souhaite obtenir sa part du gâteau avec ses gâteries à base de cannabis pour chien, ses suppléments nutritifs et même son shampooing pour animaux de compagnie, vendus sous la marque Crocx.
« La prochaine fois que tu vas venir ici, ça va crier comme à Wall Street dans les bureaux », lance en riant Dany Lefebvre, qui s’est retrouvé dans le milieu du cannabis médical en 2013, après des études au cégep du Vieux-Montréal et un début de carrière dans le monde des bars. Sa première entreprise, Vert médical, spécialisée dans la culture de la marijuana médicale, a été vendue à Canopy Growth en 2016. Les fruits de la vente ont contribué à faire naître La Feuille verte. « Il va y avoir de la vie ici, ajoute-t-il, en désignant des locaux vides destinés à recevoir son service de marketing et de mise en marché. »
Acceptabilité sociale
Débordant d’énergie et de confiance, M. Lefebvre reconnaît toutefois que le marché du cannabis non psychotrope, celui qui va se jouer en dehors des commerces d’État, va devoir combattre bien des tabous dans les prochains mois. « Il y a une acceptabilité sociale à aller chercher, dit-il. Et le Québec, en la matière, n’est pas en avance sur le reste du Canada. Il faut donc être prudent sur ce que nous faisons et sur les directions que nous prenons. »
L’implantation réussie d’une usine à cannabis, qui dès la saison prochaine va jouxter 80 hectares de plantes cultivées en plein air, et ce, dans en banlieue rurale de Drummondville, est sans doute le signe d’un changement en cours. «Nous sommes en plein recrutement de personnel, et les CV rentrent à la pelle », assure Dany Lefebvre.
La Feuille verte pourrait en effet devenir un des grands employeurs de la région. L’abattoir que l’entreprise transforme actuellement employait près de 300 personnes jusqu’à sa fermeture dans la controverse en 2012. En 2005, l’établissement a été vendu à la Fédération des producteurs de bovins du Québec par trois entrepreneurs pour plus de 60 millions de dollars, avec un prêt du gouvernement de 19 millions, et ce, pour fermer ses portes 7 ans plus tard. La municipalité de Saint-Cyrille en est devenue propriétaire pour 200 000 $ avant de le revendre cet été à l’entreprise de M. Lefebvre pour un million.
3 à 5%
Croissance annuelle prévue aux États-Unis du marché des produits non psychotropes dérivés du cannabis.