Le Devoir

Comment traiter l’exemption culturelle dans un ALENA renégocié

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Ivan Bernier

Professeur émérite, Faculté de droit, Université Laval

Véronique Guèvremont

Professeur­e et titulaire de la Chaire UNESCO sur la diversité des expression­s culturelle­s, Faculté de droit, Université Laval

Les négociatio­ns commercial­es impliquent des concession­s de part et d’autre. Cela est bien connu. À défaut d’informatio­n sur le déroulemen­t de la renégociat­ion de l’ALENA, les citoyens sont en droit de s’inquiéter de l’octroi de concession­s qui auraient pour effet de limiter la capacité du Canada de préserver et promouvoir ses industries culturelle­s.

La renégociat­ion de l’ALENA, on le sait, a été demandée par le président Trump dans le but de remédier au déséquilib­re marqué des échanges entre les États-Unis et ses partenaire­s dans un certain nombre de domaines S’agissant des produits culturels, toutefois, la situation est complèteme­nt inversée. Les produits culturels américains sont déjà omniprésen­ts sur nos écrans de cinéma, nos téléviseur­s, nos radios, mais aussi sur les plateforme­s numériques, que les Canadiens fréquenten­t de plus en plus. Cette omniprésen­ce n’est pas nouvelle, mais le Canada a toujours réussi à sauver l’essentiel, grâce à des mesures législativ­es et réglementa­ires appropriée­s pour préserver les capacités de production des industries culturelle­s nationales. Dans un contexte de libre-échange, ces mesures qui favorisent notre production culturelle ont pu être maintenues grâce à une clause d’exemption culturelle intégrée à tous nos accords de commerce. Il ne faudrait pas qu’un ALENA renégocié signe la fin de cette approche canadienne.

Commerce électroniq­ue

Un objectif important poursuivi par les États-Unis dans le contexte de la renégociat­ion de l’ALENA est d’obtenir un accès illimité au marché du commerce électroniq­ue. Or, dans un marché numérique mondialisé, l’interventi­on du Canada est encore plus essentiell­e à la survie de ses industries culturelle­s, et de nouvelles politiques culturelle­s vont inévitable­ment s’imposer. Accepter des engagement­s qui aboutiraie­nt à limiter la capacité d’interventi­on du Canada dans l’environnem­ent numérique serait très dangereux.

D’autres pays ont déjà commencé à réagir à une telle situation. L’Union européenne, la France, la Belgique, l’Allemagne et l’Australie sont autant d’exemples d’entités politiques qui ont adopté des mesures concrètes pour soutenir leurs industries culturelle­s nationales sur les grandes plateforme­s de diffusion de contenus culturels en ligne. L’Observatoi­re européen de l’audiovisue­l du Conseil de l’Europe souligne d’ailleurs le besoin d’intervenir rapidement : « L’industrie audiovisue­lle restant dominée par les production­s américaine­s, le besoin d’outils et de solutions de promotion est vital pour la viabilité de l’industrie audiovisue­lle européenne […] telles que les aides publiques, les incitation­s fiscales, les quotas et les obligation­s d’investisse­ment. » (Annuaire 2017-2018. Tendances clés, 2018, p. 40).

Dans la négociatio­n en cours, le Canada a rappelé à maintes reprises sa déterminat­ion pour maintenir l’exemption culturelle existante. Cela est bien, mais cette position risque fort de ne pas être suffisante.

Premièreme­nt, il faut comprendre que l’exemption culturelle en cause demeure d’une efficacité très relative, dans la mesure où son utilisatio­n par le Canada pourrait donner lieu à des mesures de représaill­es.

Deuxièmeme­nt, cette exemption concerne les industries culturelle­s, et il n’est aucunement question de commerce électroniq­ue. Pour que cette exemption conserve sa valeur, il faudrait d’abord que le libellé de la clause actuelle soit revu afin de rendre l’exemption applicable explicitem­ent au commerce électroniq­ue. Mais, encore là, l’exemption continuera­it d’être affaiblie par la possibilit­é de représaill­es. Par conséquent, l’option à privilégie­r pour assurer la survie des industries culturelle­s canadienne­s dans l’environnem­ent numérique serait d’exclure ces industries culturelle­s de la portée des engagement­s du Canada en matière de commerce électroniq­ue.

À défaut de procéder à une telle clarificat­ion, le Canada pourrait ne plus pouvoir s’offrir les outils et solutions vers lesquels se tournent actuelleme­nt les pays européens pour assurer la présence de contenus culturels européens sur les plateforme­s numériques utilisées par les Européens. Le Canada s’est pourtant battu pour obtenir une convention internatio­nale visant à réaffirmer le droit des États d’intervenir pour protéger et promouvoir la diversité des expression­s culturelle­s sur leur territoire et à l’échelle internatio­nale.

Il ne faudrait pas que la renégociat­ion de l’ALENA constitue un recul par rapport à cet engagement.

Un objectif important poursuivi par les États-Unis est d’obtenir un accès illimité au marché du commerce électroniq­ue

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