Syrie, fin de partie ?
Contre Idlib, dernier bastion régional de l’opposition organisée et armée au régime de Bachar al-Assad, l’offensive a commencé, avec, ces derniers jours, des bombardements russes contre des cibles militaires et civiles. Plusieurs proches observateurs de la guerre de Syrie prédisent que ce nouvel acte d’un conflit interminable pourrait être le dernier. Et qu’il sera terriblement violent, dépassant en horreur tout ce qu’on a pu voir depuis deux ans, à Alep (au nord), dans la Ghouta orientale (banlieue ouvrière et paysanne de Damas), puis à Deraa (au sud).
Pourquoi terriblement violent ? Parce qu’Idlib et sa région sont le « résidu stratégique » de toutes les batailles précédentes, l’endroit où les combattants survivants — et aussi beaucoup de civils — ont été envoyés et entassés par vagues successives.
On y retrouve aujourd’hui plusieurs dizaines de milliers d’hommes en armes, dont 10 000 djihadistes appartenant aux principaux sous-groupes issus d’al-Qaïda, sans oublier des rescapés de l’organisation État islamique à Raqqa.
Avant 2011, la province d’Idlib — 100 kilomètres sur 60, adossés à la frontière turque — comptait moins de 900 000 habitants. Ils sont aujourd’hui près de 3 millions, regroupés de gré ou de force au fil des défaites.
Iraniens et Russes ont fait l’essentiel du travail militaire, pour reprendre depuis 20 mois, au prix de destructions atroces, les trois bastions précités. Ils parlent aujourd’hui, au sujet d’Idlib, d’un « abcès purulent qu’il faut crever et écraser ».
Dans leur action commune, Moscou et Téhéran semblent sur le point d’atteindre leur objectif : détruire toute résistance au régime fantoche de Damas, devenu au fil des ans leur pion international. Toute résistance, faut-il le préciser, hormis l’utile épouvantail djihadiste qui a permis de réhabiliter partiellement Bachar al-Assad comme « moindre mal ».
Depuis le début de la guerre, en effet, les maîtres de Damas ont manipulé et instrumentalisé Daech et les djihadistes de géniale façon, les laissant volontairement prospérer sur le terrain, alors qu’on pilonnait de façon prioritaire et systématique l’opposition modérée ou laïque, ainsi que les populations civiles où elle se trouvait.
Il s’agissait de donner un semblant de réalité à l’affirmation — absolument cruciale dans la propagande russo-syrienne — selon laquelle « toute opposition en Syrie est terroriste ».
Prophétie « auto-réalisatrice » : on a réussi à faire paraître — face aux Occidentaux tétanisés par une menace terroriste au demeurant réelle — le djihadisme comme dix fois pire que le gouvernement syrien… alors qu’en réalité, dans cette guerre, les djihadistes ont tué dix fois moins de civils que les forces prorégime réunies.
Les épisodes terribles d’Alep-Est et de la Ghouta l’ont bien montré : aucune commune mesure, en nombre de morts innocentes, entre les attentats terroristes ; les horribles exécutions publiques d’une part… et d’autre part les bombardements ciblés des hélicoptères syriens et des Sukhoï russes.
Aujourd’hui, les Russes reconnaissent avoir effectué 39 000 sorties aériennes qui ont tué 86 000 « combattants ennemis »… et aussi envoyé 63 000 hommes sur le terrain, dont 434 généraux (chiffres cités par l’universitaire François Burgat dans Libération le 5 septembre).
L’idée s’est finalement imposée selon laquelle le régime est victorieux — alors que c’est essentiellement une victoire de la Russie et de l’Iran — et que la séquence Alep-Ghouta-Deraa (sans oublier Raqqa où, dans ce cas, les Américains et les Kurdes ont « fait le travail », non sans de graves bavures contre les civils) annonce une reprise en mains inéluctable.
Fin de partie, vraiment ? D’abord, y a-t-il encore moyen, pour sauver des vies, de négocier à Idlib un compromis qui ne serait pas une reddition totale des insurgés ? La Turquie (incertaine « amie-ennemie » de la Russie) s’y emploie depuis quelques jours, mais elle s’est apparemment heurtée à l’intransigeance de Moscou et de Téhéran, désireux d’« écraser » l’ennemi.
Ensuite, en supposant une nouvelle victoire du régime à Idlib… est-ce la fin de la guerre de Syrie ? Ce serait en effet la fin du dernier bastion important de résistance active. Mais ce serait aussi la « victoire » injuste d’une minorité au pouvoir, maintenue en vie par des États autoritaires étrangers, dans le contexte d’une reculade historique des Occidentaux, qui étaient censés porter haut et fort les valeurs de la liberté et de la démocratie.