L’errance hivernale de Philippe Sly
Le baryton-basse québécois Philippe Sly est un surdoué. À McGill, il éclipsait ses congénères. À 23 ans, il gagnait tous les prix du Concours musical international de Montréal. À 25 ans, il était Méphisto dans La damnation de Faust de Kent Nagano face à une Marguerite de deux fois son âge. À 30 ans désormais, il chante à l’Opéra de Paris comme un vieux briscard et a incarné Don Giovanni au Festival d’Aix-en-Provence.
Mais il y a parfois des limites à la « surdouance ». Dans le cas de Philippe Sly, cette limite a un titre : le Voyage d’hiver de Schubert. La partie de bowling musicale parfaite, où Sly abattait toutes les quilles avec assurance devant nos yeux ébahis, s’est arrêtée dimanche à la salle Pollack.
J’y ai entendu un Voyage d’hiver indigne du niveau d’excellence du Ladies’ Morning, une sorte de défrichage avant « coaching » et passage par une classe de maître. Il manque en premier à Philippe Sly une sérieuse rencontre avec un grand coach d’allemand, à la suite de quoi il pourra partir à la quête d’un maître dans le domaine du lied (Robert Holl ?). À partir de tout ce qu’il a à apprendre, il pourra méditer et revenir dans dix ans… En musique, le temps fait parfois bien les choses.
La liste de ce qui ne colle pas dans la Winterreise de Philippe Sly est tellement immense qu’un article n’y suffit pas. Alors, quelques exemples et notions de base. Un lied, ce n’est pas du chant avec des paroles. C’est un poème. Ce poème est chanté au lieu d’être dit, la musique de Schubert s’insinuant en synergie pour augmenter l’éloquence des paroles. Ainsi paroles et scansion rythmique de Gefrorne Tränen (Larmes gelées) intègrent la chute des gouttes que seule une prononciation très précise peut rendre.
De la même manière, le 17e Lied (Im Dorfe – Au village) est propulsé par les doubles consonnes (« bellen », « Ketten », « Betten »). Si « Kissen » (coussin) est prononcé « Giesen » (verser), tout tombe à plat. La poétique donne la ligne, la ligne donne la phrase. Comme Philippe Sly ne traduit pas cette poétique, son chant devient trop souvent syllabique, avec des déséquilibres dans les mots (« Her » de « Herze » et « Won » de « Wonne » dans Frühlingstraum – Rêve de printemps) et une sensation séquentielle.
Il y a également un problème de couleur des phrases intimistes, bon nombre de lieder oscillant entre détimbrages et vociférations wagnériennes avec des textes totalement incompréhensibles (Lied 12 : Einsamkeit – Solitude), brouillant au passage le portrait psychologique du voyageur.
Parmi les problématiques secondaires à régler, il y aura la signification de « etwas langsam » (un peu lent) chez Schubert, une indication qui préserve la fluidité et que Philippe Sly sclérose trop souvent. La marge de progrès ne peut être plus immense. Au moins, les notes y sont, le texte est mémorisé et la voix toujours impressionnante. Michael McMahon a livré l’accompagnement standard que l’on attendait de lui : solide, avec des nuances resserrées entre le mezzo piano et le fortissimo, sans magie de toucher.