Le Devoir

Liberté d’expression

Le plaidoyer d’Annick Lefebvre laisse une impression persistant­e

- CHRISTIAN SAINT-PIERRE Collaborat­eur

« Les barbelés intraépiga­stres, comme les nomment les chercheurs, auraient coupé, abrégé et coûté l’usage de la parole à plus de quatre cent soixante personnes, sur le territoire nord-américain, dans les dernières années. »

Voilà ce que commence par nous expliquer le personnage de la plus récente pièce d’Annick Lefebvre, Les barbelés, un solo créé l’an dernier à La Colline, à Paris, dans une mise en scène d’Alexia Bürger, et enfin présenté au Quat’Sous.

Dans le flot de mots prononcés par l’Individu aux barbelés, un personnage auquel l’auteure a volontaire­ment donné un nom épicène, on reconnaît le souffle vigoureux, la douce violence, la juste colère qui a valu à J’accuse, en 2015, une pluie d’éloges hautement mérités. Quand résonne dans le paysage théâtral québécois une voix aussi franche, aussi tranchante, aussi déterminée à creuser la détresse de son époque, il faudrait être tout à fait sourd pour ne pas l’entendre. Or, c’est précisémen­t de liberté d’expression qu’il est question dans Les barbelés, du droit à la parole et du poids des mots.

Des barbelés dans la gorge

« Je les sens. Je les vois. Des barbelés jusque dans la gorge. » Sachant qu’il ne lui reste que très peu de temps pour parler, le personnage livre dans l’urgence des propos denses et diversifié­s, captivants et essentiels. Quelle place notre société accorde-t-elle aux voix discordant­es, à celles des personnes dominées, colonisées et racisées, à ces discours qui pourraient, quel sacrilège, mettre des bâtons dans les roues du néolibéral­isme ?

Quand résonne dans le paysage théâtral québécois une voix aussi franche, aussi tranchante, aussi déterminée à creuser la détresse de son époque, il faudrait être tout à fait sourd pour ne pas l’entendre.

Voilà la question qui semble sous-tendre la partition, chronique d’une implosion annoncée, legs d’une mère à son enfant, d’une citoyenne à sa société, une parole qu’Alexia Bürger a choisi de camper, avec toute la délicatess­e qu’on lui connaît, dans une cuisine qui aurait été arrachée au reste de l’appartemen­t, un lieu hautement symbolique où le désordre sera irrémédiab­lement semé.

Fidèle à ses préoccupat­ions, en ce qui concerne le fond aussi bien que la forme, mais d’une manière plus achevée encore, l’auteure rattache ici comme jamais les enjeux de l’intime à ceux du collectif. Ainsi, dans le monologue défendu avec une grande conviction par Marie-Ève Milot, une rigueur, notamment physique, qui force l’admiration, il est question des sujets les plus divers, de la parentalit­é au partage de l’espace urbain, de la violence conjugale à l’environnem­ent, de la virtualité des amitiés à l’accueil des réfugiés syriens.

Vous aurez compris que les enjeux qui fâchent, ceux qui touchent à l’identité, à la politique, à la sexualité et à la religion, il ne faudrait surtout pas compter sur Annick Lefebvre pour les balayer sous le tapis.

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