La crise, dix ans après : le mal-être américain
Le Devoir s’entretient avec l’économiste nobelisé Angus Deaton et son inséparable collègue (et conjointe) Anne Case
La faillite de la banque d’affaires Lehman Brothers, le 15 septembre 2008, a plongé l’économie mondiale dans sa pire crise financière depuis la Deuxième Guerre mondiale. Ce choc et les effets de la « Grande Récession » qui a suivi, en venant exacerber le creusement des inégalités et alimenter la montée du populisme, restent encore bien ancrés dans notre quotidien économique et social. Troisième d’une série d’articles sur cette crise, dix ans plus tard.
La Grande Récession n’est pas responsable de l’augmentation du nombre de « morts par désespoir » dans la population blanche aux États-Unis, précise le Prix Nobel d’économie Angus Deaton. L’«océan de souffrances » et le mal-être, auxquels certains attribuent l’élection de Donald Trump, avaient commencé à sévir bien avant la crise et continueront vraisemblablement de s’aggraver avant que les choses puissent s’améliorer.
Lauréat du prix Nobel d’économie en 2015 pour ses recherches sur la consommation et le bien-être des populations, Angus Deaton a longtemps fait parler de lui dans le grand public pour sa démonstration des spectaculaires progrès socioéconomiques accomplis par l’humanité au cours des derniers siècles aussi bien dans les sociétés riches que dans un grand nombre de pays en développement. Ses recherches avec sa consoeur économiste à l’Université Princeton et conjointe dans la vie, Anne Case, les ont toutefois amenés, il y a quelques années, à remarquer un phénomène étonnant et beaucoup moins réjouissant : au lieu de continuer de reculer comme partout ailleurs, le taux de mortalité des Américains blancs s’est soudainement mis à remonter, particulièrement chez les personnes peu scolarisées âgées de 45 à 54 ans.
« Nous commencerons par être sinistres, avant d’être plus sinistres encore », a prévenu d’entrée de jeu Anne Case, vendredi, au début de leur conférence au congrès annuel de l’association américaine d’histoire économique qui se tenait exceptionnellement à Montréal. Par hausse du nombre de « morts par désespoir », les deux économistes entendent l’augmentation des décès par surdose, suicide et maladies dues à l’alcool. « Sous ce décompte des cadavres, il y a un océan de souffrances » physiques, comme le stress, l’obésité, les maux de dos chroniques et les maladies liées au tabagisme. Il y a aussi un mal-être qui découle de la précarité économique, l’exclusion du marché du travail, la fragilisation de la famille et la perte de liens sociaux.
Blancs et peu scolarisés
Concentré chez les Américains blancs peu scolarisés, le phénomène s’observe à la grandeur des États-Unis, aussi bien dans les campagnes que dans les centres-villes, chez les hommes, mais aussi chez les femmes. Dans certains cas, la situation de ces tranches de la population s’est tellement détériorée que l’avantage dont ont historiquement bénéficié les Blancs sur les Noirs a complètement fondu et que l’espérance de vie dans une grande partie des Appalaches est inférieure à celle du Bangladesh.
Ce phénomène n’est pas attribuable à la dernière crise financière ni à la Grande Récession qui a suivi, a insisté en entrevue au Devoir Angus Deaton. « Le problème pouvait être observé au début des années 2000 et remontait probablement avant. On parle d’une accumulation de détresse qui se fait sur 30, 40, 50 ans de vie. »
Le phénomène ne peut pas non plus
être simplement attribué à la mondialisation, aux nouvelles technologies ou aux valeurs individualistes prêchées par le capitalisme, poursuit l’économiste. « Ces facteurs touchent aussi les autres pays et pourtant on n’y a pas vu de rebond du nombre de morts par désespoir. Non. C’est un mal américain principalement lié à des choix politiques. »
Deaton et Case évoquent d’emblée les lois antisyndicales et autres normes empêchant les travailleurs de défendre collectivement leurs intérêts économiques. Ils mentionnent aussi le contrôle de plus en plus grand sur le fonctionnement du marché du travail exercé par les géants de l’économie que sont les Apple, Walmart et McDonald’s de ce monde. Ils citent également le système de santé américain, qui coûte presque deux fois plus cher que la moyenne des autres pays développés et ne parvient quand même pas à soigner adéquatement l’ensemble de la population.
Angus Deaton en veut comme illustration la crise des opioïdes qui fait justement des ravages chez les Blancs peu éduqués d’âge moyen. « Ces drogues coûtent moins cher, pour un ouvrier aux prises avec des maux de dos chroniques, que les soins d’un physiothérapeute.» Le système de santé inadéquat, le cynisme des grandes compagnies pharmaceutiques, la complicité des élus, la négligence des agences publiques de surveillance… « Tout cela n’a fait que verser de l’essence sur un feu qui brûlait déjà. »
Comme d’autres experts, Deaton et Case mettent en garde ceux qui seraient portés à tracer un lien trop direct entre les populations dont ils parlent et les soi-disant « Blancs en colère» qui auraient porté au pouvoir Donald Trump. Les deux populations se recoupent, mais ne sont pas toujours les mêmes, expliquent-ils.
Chose certaine, l’élection de Trump et ses politiques ne feront rien pour arranger les choses, disent les deux experts. « Il ne faut pas perdre espoir, dit Angus Deaton, qui remet soudainement sa casquette d’historien des avancées socioéconomiques des derniers siècles. Dans l’Angleterre du XIXe siècle, les inégalités de richesse étaient considérables, le Parlement était contrôlé par une petite élite de privilégiés et le droit de vote réservé à une minorité, l’espérance de vie était en recul à cause de l’exode des travailleurs vers des villes où les conditions de vie terribles, l’économie connaissait une formidable croissance alors que les salaires stagnaient. Or, la situation a complètement changé par la suite. »
On entend d’ailleurs de plus en plus de voix s’élever aux États-Unis pour dénoncer la dégradation des conditions de vie de la population et réclamer des réformes majeures, fait valoir l’économiste en fin d’entrevue.
Comme elle l’avait annoncé à la blague au début de leur conférence, Anne Case vient tout de suite assombrir le tableau. « Je crains malheureusement qu’il faille d’abord que les choses aillent encore plus mal avant que ces revendications gagnent suffisamment d’appuis pour changer nos façons de faire. On n’a pas encore atteint le fond du baril. »