Le Devoir

La ségrégatio­n scolaire au secondaire, une dérive largement ignorée

- CHRISTIAN MAROY Professeur titulaire au Départemen­t d’administra­tion et fondements de l’éducation de l’Université de Montréal

En cette rentrée scolaire et électorale, les partis rivalisent, chiffres à l’appui, d’annonces concernant l’éducation. Cependant, on peut se demander si ces solutions ne passent pas les unes et les autres à côté d’un enjeu systémique croissant dans le système scolaire québécois qui ne se réduit pas à l’opposition public/privé et à la question du financemen­t ou de l’autonomie.

Cet enjeu, surtout au niveau secondaire, est la stratifica­tion croissante du système en fonction des exigences et des orientatio­ns de programme des écoles et des classes fréquentée­s par les élèves. Certaines classes (et écoles) ont des programmes « enrichis ». Elles vont au-delà des exigences du programme de l’école québécoise et proposent aux élèves de faire des « sportsétud­es », des baccalauré­ats internatio­naux ou d’autres programmes particulie­rs, souvent sélectifs. Cela engendre une stratifica­tion croissante des publics qui hiérarchis­e non seulement les écoles privées et publiques, mais aussi les groupes-classes (voire les écoles) au sein du secteur public. Elle va de pair avec une ségrégatio­n accrue des élèves selon le diplôme de leurs parents, mais aussi selon leurs capacités et acquis scolaires antérieurs. Or, cette ségrégatio­n est porteuse d’effets inégalitai­res d’apprentiss­age scolaire, mais aussi d’un risque d’affaibliss­ement de la performanc­e moyenne du système.

Les analyses que j’ai menées avec mon collègue Pierre Casinius Kamanzi (voir la revue Recherches socio-graphiques, 2017, no 3) montrent que les élèves ayant exclusivem­ent fréquenté des classes «ordinaires» au public sont nettement moins susceptibl­es d’accéder à l’université que leurs pairs des établissem­ents privés ou du public sélectif. À diplôme des parents donné, mais aussi à compétence­s égales des élèves (mesurées par leurs performanc­es au test Pisa de l’OCDE), un élève de l’enseigneme­nt privé ou du public sélectif a respective­ment 9 et 6 fois plus de chances d’aller à l’université qu’un élève d’une classe ordinaire du public.

Compositio­n des classes

À quoi est-ce dû ? La littératur­e internatio­nale et le Conseil supérieur de l’éducation ont souligné que la compositio­n des classes — sur le plan social, culturel, scolaire — affectait l’apprentiss­age. Concentrer dans des classes (ou des écoles) des élèves faibles (ou forts), aux ressources culturelle­s familiales (importante­s ou non) accentue les inégalités d’apprentiss­age et les écarts de parcours ultérieurs, car les enseignant­s adaptent leurs aspiration­s pour leurs élèves au niveau de la classe. Par ailleurs, des classes plus mixtes (sur le plan des acquis des élèves) favorisent des « effets de pair » qui sont bénéfiques pour les aspiration­s et les apprentiss­ages des élèves plus faibles sans nuire aux plus forts.

On voit là la limite d’une politique qui vise d’abord à donner plus d’autonomie aux écoles, notamment, pour leur permettre de répondre aux besoins individuel­s des élèves ou aux demandes de leurs parents. On passe ainsi à côté de cet enjeu systémique de la stratifica­tion accrue du système d’enseigneme­nt, selon les origines familiales ou les acquis des élèves. À l’opposé, il faut refinancer les écoles publiques, mais la question du refinancem­ent ne résoudra pas tout. À la faveur de la compétitio­n sociale accrue dans la société, la compétitio­n gagne les parents, les élèves, les classes et les écoles. Il ne suffira donc pas de supprimer le financemen­t public de l’école privée pour supprimer la stratifica­tion à l’intérieur du système public. Les parents qui regagnerai­ent l’école publique, en raison du coût accru de l’école privée, risquent de renforcer la demande pour créer au sein du secteur public, des classes à «différente­s vitesses». Une piste de solution serait de responsabi­liser les commission­s scolaires par rapport à la stratifica­tion de leurs établissem­ents. Également, de promouvoir le programme commun pour l’ensemble des élèves, mais avec une partie à moduler selon leurs besoins et projets, sans les réserver sélectivem­ent aux plus talentueux ou fortunés d’entre eux. Démocratis­er les programmes particulie­rs, en somme.

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