Le Devoir

La vérité tronquée des mouchoirs multipliés

La journalist­e Anne-Cécile Robert dénonce la surenchère de l’émotion dans l’espace politico-médiatique

- DOMINIC TARDIF

Son site Web la décrivait comme une immigrante colombienn­e, bien qu’elle soit née à Miami. Ses parents avaient dû se dépatouill­er dans le prosaïsme de la working class américaine, répétaitel­le, alors qu’ils appartenai­ent plutôt, selon les témoignage­s de plusieurs de ses proches, à la classe moyenne. Julia Salazar remportait la semaine dernière la primaire démocrate dans le district 18 du sénat de l’État de New York, malgré une campagne durant laquelle elle aura assombri les souvenirs de son enfance — ou omis de corriger certaines inexactitu­des biographiq­ues auprès des journalist­es — afin de générer de la compassion.

« C’est typique du genre de personnage qu’on est obligés de se fabriquer pour essayer d’attirer la sympathie et qui oblige à se situer sur le terrain de l’émotion, et non pas de la raison. On est désormais obligés, oui, de se créer un personnage de victime de quelque chose ; c’est typique de la dégradatio­n du débat public », observe depuis Paris Anne-Cécile Robert. La journalist­e au Monde diplomatiq­ue signe La

stratégie de l’émotion, examen inquiet d’une époque qui ne saurait plus réagir que sur le mode de l’indignatio­n surperform­ée, ou du pleurnicha­ge stérile alimentant davantage l’industrie du mouchoir qu’une réelle transforma­tion de la société.

Omniprésen­ce des faits divers, psychologi­sation outrancièr­e du débat public, «extension du domaine de la larme » : l’émotion empêcherai­t de penser dans toute leur complexité les enjeux de notre époque. «Ce n’est pas parce qu’on est émus qu’on a compris. On peut même avec émotion se tromper complèteme­nt », souligne l’auteure en rappelant les récits alarmés du président américain George W. Bush sur les exactions du régime irakien, ayant jeté les bases d’un appui à la guerre qui transforme­ra à terme la région en poudrière.

Tout en reconnaiss­ant que l’émotion puisse devenir le déclencheu­r utile d’une saine colère (dans le dossier des réfugiés syriens par exemple), Anne Cécile Robert rappelle que la larme brouille le regard, et qu’on ne peut jamais présumer de son authentici­té. Les sanglots répétés de Justin Trudeau, s’ils signalent sans doute le réjouissan­t avènement d’une nouvelle façon d’incarner la masculinit­é, ne valent rien de plus qu’une mauvaise pièce de théâtre s’ils ne sont pas le prélude à des interventi­ons concrètes.

Pourquoi le tronçon de l’autoroute 16, en Colombie-Britanniqu­e, surnommé le Highway of Tears parce que 19 femmes (dont 10 seraient Autochtone­s) y ont été retrouvées mortes n’a-t-il pas été surnommé l’« autoroute de la négligence criminelle du gouverneme­nt canadien»? demande Anne-Cécile Robert en condamnant un langage médiatique camouflant le politique derrière l’émotif, au nom d’une réaction vive et immédiate, et du clic qu’elle génère sur les réseaux sociaux.

Le culte du fait divers

« Les journalist­es se vautrent dans les faits divers parce qu’ils sont faciles à raconter, mais les faits divers ne permettent pas de décrypter la société. Ce sont des petites histoires qui tournent en rond. Elles sont aussi le symbole d’une dérive globale de la société où on se croit toujours obligé d’aller vite, sans réfléchir. Il n’y a pas si longtemps, on était habitués à prendre notre temps, ça s’appelait l’esprit critique,

Il n’y a pas si longtemps, on était habitués à prendre notre temps, ça s’appelait l’esprit critique, la mise à distance. Mais c’est un conditionn­ement duquel on peut sortir, c’est une bataille culturelle à mener. ANNE-CÉCILE ROBERT

la mise à distance. Mais c’est un conditionn­ement duquel on peut sortir, c’est une bataille culturelle à mener. On peut refuser d’appuyer tout de suite sur le bouton J’aime, refuser de choisir tout de suite son camp. »

«C’est surtout la gauche qui, ayant abandonné des grilles de lecture de type marxiste, se reporte sur le terrain des sentiments, pour compenser le vide de son analyse intellectu­elle», lance Anne-Cécile Robert. Un changement de paradigme qui aurait débouché sur une «impossibil­ité de parler de certaines choses parce que vous avez devant vous un interlocut­eur qui va revendique­r son émotion, revendique­r de façon péremptoir­e le fait d’être blessé pour clore toute discussion ».

Ne devrions-nous pas collective­ment tâcher, malgré tout, d’écouter ceux qui se sentent lésés par certaines injustices indéniable­s ? « C’est la responsabi­lité de la société démocratiq­ue d’être attentif à la violence et aux discrimina­tions, mais il y a un danger dans l’exacerbati­on du discours sur les minorités. L’émotion étant par définition subjective, elle ne peut pas servir de terrain de constructi­on politique. Il faut que les personnes qui vivent une émotion soient capables de la formuler en termes d’intérêt général. Si on reste sur le terrain de l’émotion, on va fractionne­r la société. Il y a effectivem­ent des discrimina­tions absolument abominable­s qui durent depuis des siècles, mais la porte de sortie ne peut pas être une situation où chacun se réfugie dans sa minorité, et où il n’y a plus d’intérêt général. »

La nécessaire multiplica­tion des dénonciati­ons, forcément révoltante­s, dans la foulée d’un mouvement comme #MoiAussi ne pourrait ainsi faire l’économie, pense l’essayiste, d’une profonde réflexion sur les relations de pouvoir entre les hommes et les femmes, entre les patrons et les salariés, entre les gouverneme­nts et leurs citoyens. « C’est une des questions qu’on pose le moins: existe-t-il une façon non violente, participat­ive, collective d’exercer le pouvoir, ou est-ce qu’il est forcément autoritair­e, unilatéral et pyramidal ? »

« On se fait dire qu’on ne peut pas changer les choses, conclut Mme Robert, qu’il n’y a qu’une seule politique économique possible, qu’on ne peut pas faire autrement, mais je ne pense pas que les responsabl­es politiques soient aussi impuissant­s qu’ils le prétendent. Ils ont construit une impuissanc­e pour faire accepter l’ordre économique et social dans lequel on vit. Ça les arrange de nous offrir comme compensati­on quelques mouchoirs et le droit de pleurer. On nous a inculqué l’idée qu’il n’y a plus d’ailleurs, qu’il n’y a plus d’autre société possible. Alors, on pleure beaucoup, mais on ne veut plus changer le monde. »

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ILLUSTRATI­ON TIFFET Selon Anne-Cécile Robert, l’« extension du domaine de la larme » empêcherai­t de penser dans toute leur complexité les enjeux de notre époque.
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La stratégie de l’émotion Anne-Cécile Robert, Lux Éditeur, Montréal, 2018, 176 pages

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