Le Devoir

Arts visuels

Dazibao réunit trois projets subtilemen­t politisés

- JÉRÔME DELGADO COLLABORAT­EUR LE DEVOIR Dénouement / Two Cabins // I am the Daughter of Dead-fathers Ismaïl Bahri / James Benning // Miriam Sampaio. À Dazibao, 5455, avenue de Gaspé, espace 109, jusqu’au 3 novembre.

Un étonnant fil conducteur traverse la salle d’exposition du centre Dazibao. D’une oeuvre à l’autre, d’un écran à l’autre, on retrouve la même langueur, la même simplicité et la même présence, si on peut dire, du hors-champ.

Il est étonnant, ce fil, parce que Dazibao ne présente pas une seule exposition, portée par un thème et signée par un commissair­e, mais trois solos. Les trois projets auraient peutêtre gagné à être chapeautés d’un beau et éloquent titre. Mais, dans le fond, ce détail importe peu.

C’est bel et bien un fil qui accueille les visiteurs ; celui qui occupe le centre de l’oeuvre Dénouement (2011) d’Ismaïl Bahri. Cette courte vidéo à un seul plan séquence et filmée par une caméra statique parle de division et de rencontre, de distance et de rapprochem­ent, de contraste et de fusion.

Tout ce qui est évoqué passe par ce seul fil et par la manière dont on arrive à le lire. Cet inoffensif trait noir au milieu d’une page blanche est peut-être un barbelé dans un champ enneigé, de ceux qui délimitent avec violence un territoire. Mais il peut s’agir aussi, tout simplement, d’une ficelle qui, entre tension et relâchemen­t, finit par être mise en boule. En noeud.

Par une belle économie de moyens, Ismaïl Bahri réussit à imprégner de géopolitiq­ue son langage formel. L’artiste parisien d’origine tunisienne, dont on peut également voir une oeuvre à la Galerie de l’UQAM (l’exposition Soulèvemen­ts), dénonce très subtilemen­t.

Dans Dénouement, vidéo très apaisante, il n’est pas tant question de solutions et d’issues. Mais plutôt de détails et d’éléments cachés: il faut d’abord comprendre le noeud d’une histoire, ou d’un conflit, avant d’en arriver à son dénouement.

Dictature et militantis­me

Le non-dit et les histoires oubliées font partie de la démarche de Miriam Sampaio, une artiste montréalai­se occupée à travailler autour de ses origines judéoportu­gaises. À Dazibao, elle présente l’installati­on en quatre écrans I am the Daughter of Dead-fathers (2018).

Sampaio cultive le passé par le choix de ses outils — ici, du film Super 8, puis du 16mm. Il en résulte des images hachurées, au grain très présent, comme vieillies. L’installati­on propose différente­s vues d’un centre de détention abandonné, vues baignant dans une profonde obscurité. Seuls quelques traits lumineux, ou quelques soudaines sources de lumière, révèlent l’état des lieux.

Le centre de détention, situé à Lisbonne, était celui de l’ancienne police d’État, alors que le Portugal vivait l’époque du régime fasciste de l’Estado Novo. Il y a de bonnes raisons de croire que dans ce vétuste édifice, on y pratiquait la torture.

Le site est désormais l’objet de promoteurs immobilier­s. Les condos de luxe apparaisse­nt à l’horizon, alors que le passé trouble, et ses horreurs et injustices, seront plus que jamais enfouis dans l’oubli. Les images de Miriam Sampaio ne disent pas tout ça. Elles donnent cependant l’impression que l’on découvre l’intérieur d’une épave.

Le trio d’exposition­s se conclut avec le diptyque Two Cabins (2011) de James Benning. Le documentar­iste de Milwaukee, grosse pointure dans le domaine du cinéma expériment­al, propose deux films 16mm, à la fois similaires et distincts. Dans chacun d’eux, il s’agit d’un long plan fixe sur une fenêtre ouverte, laissant voir une nature luxuriante. Les sons ambiants et le mouvement des feuilles rythment à eux seuls la demi-heure de projection.

Actif depuis les années 1970, Benning est connu pour son cinéma faussement passif. Sa pratique artistique, rappelle Dazibao, «consiste à prendre le temps d’observer et écouter avec plus d’acuité ce qui nous entoure». Son approche, dit-on, «implique une réelle participat­ion au monde».

Le projet Two Cabins en est un bel exemple. Il juxtapose deux univers, l’un en murs blancs et neutres, l’autre en planches en bois fortes en noeuds. Pour l’occasion, Benning a construit la réplique de deux cabanes, celle de Henry David Thoreau, le philosophe précurseur de la simplicité volontaire, et celle de Theodore John Kaczynski, le militant écologiste et néo-luddite, reconnu coupable de 16 attentats mortels.

Peu importe quel intérieur correspond à quel personnage, l’opposition de ces deux figures somme toute marginales et radicales conduit à penser aux libertés et responsabi­lités individuel­les, à leurs limites et portées. Il n’y a pas de réponse simple aux questions que soulève la contemplat­ion de ces deux images pourtant réconforta­ntes.

Le fil qui sépare le modèle du monstre, la gauche de la droite, la mémoire de l’oubli, est parfois si peu tranchant.

 ?? ISMAÏL BAHRI ?? C’est bel et bien un fil qui accueille les visiteurs ; celui qui occupe le centre de l’oeuvre Dénouement (2011) d’Ismaïl Bahri.
ISMAÏL BAHRI C’est bel et bien un fil qui accueille les visiteurs ; celui qui occupe le centre de l’oeuvre Dénouement (2011) d’Ismaïl Bahri.

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