Entrevue avec Zoé Valdés
Retrouvailles avec l’auteure du Néant quotidien, Zoé Valdés
e n’étais pas obéissante et je ne le serai jamais », lance dans son français mâtiné d’accent cubain l’écrivaine et scénariste Zoé Valdés, 23 ans après son exil forcé de Cuba. Vingt-trois ans après notre première rencontre à Paris.
Je me souviens de ses larmes intarissables dans la cuisine de ce petit appartement vétuste et dénudé prêté par un ami à l’évocation de sa mère restée à Cuba. Sa mère qui lui manquait tellement et dont elle s’inquiétait. Je me souviens aussi de sa fille de deux ans qui dansait sur une musique cubaine en sourdine dans la pièce à côté.
À l’invitation d’une université française, Zoé Valdés avait débarqué à Paris six mois auparavant avec son mari cinéaste et la petite Luna. Elle ne devait séjourner là que trois mois. Elle y vit toujours. Sans son mari, dont elle est divorcée.
Luna est devenue une belle jeune femme au sourire irrésistible et au français impeccable, qui s’éclate dans le milieu du cinéma. Quant à la mère de Zoé Valdés, elle est morte il y a plusieurs années.
En 1995, c’est Le néant quotidien, en grande partie autobiographique et très critique envers la situation politique à Cuba, qui avait mis le feu aux poudres dans son pays. L’auteure incarnait, dans ce roman de la désillusion qui venait de paraître en France et circulait sous le manteau à Cuba, une enfant de la révolution, née comme elle en 1959, l’année de l’arrivée au pouvoir de Castro.
«Je figure toujours sur la malfamée liste noire d’écrivains à Cuba », déplore aujourd’hui Zoé Valdés, qui me reçoit chaleureusement dans son antre aux lourdes tentures de velours rouge vin, entourée de son chat, de mille et une babioles, de livres pêle-mêle, de photos souvenirs et de peintures cubaines, tandis que sa fille peaufine un scénario dans sa chambre à côté.
À l’époque, l’écrivaine, qui frôle maintenant la soixantaine, ne pensait qu’à retourner sur son île. Mais pas à n’importe quel prix. Pas au prix de se taire, de cesser d’écrire, comme le lui intimaient les autorités de son pays par le truchement d’un représentant à l’ambassade de Cuba à Paris, tandis que des agents de sécurité de l’État intimidaient sa mère au loin.
Depuis, Zoé Valdés a multiplié les tribunes médiatiques contre les abus de Castro, de ses sbires, de ses successeurs. Et elle a fait paraître une quinzaine de romans, de la poésie, des essais, des livres pour la jeunesse.
Elle publie ces jours-ci Desirée Fe ou l’innocente pornographe, en lice pour le Médicis du roman étranger. Il s’agit d’une histoire d’amour et de sexe dans un Cuba privé de liberté.
«Ce que je voulais dire avec ce livre, c’est que là où vous croyez que les mouvements révolutionnaires ont été faits pour libérer les peuples, au contraire, on les esclavagise, et tout devient invivable. Sauf la façon de se donner à un autre corps. Et sauf la force de l’amour, qui gagne toujours. »
On pense tout de suite au Néant quotidien, où le sexe et la recherche de l’amour s’avéraient la seule porte de sortie contre le désespoir et le manque de tout. Une nuance tout de même : l’érotisme est encore plus présent, plus accentué, plus cru dans le nouveau roman de l’auteure.
Pour elle: «C’est surtout un roman sur le désir. Le désir d’être libre. Comme quoi, à travers le corps, le désir, le sexe, l’érotisme, il existe un espace de liberté et de rébellion, de révolte.»
Autre différence avec Le néant quotidien : plutôt que de parcourir les 30 ans qui ont suivi la révolution, Desirée Fe est axé sur les années 1970. Années d’adolescence de l’auteure.
Comme sa nouvelle héroïne, Zoé Valdés a été privée dans ces années-là de son père, envoyé en prison pour propos jugés contre-révolutionnaires. Il y est resté cinq ans. Et il a mis un temps fou ensuite à fuir son pays pour aller s’établir aux États-Unis, en passant par le Panama.
«Il est finalement sorti en 1983, illégalement, mais en payant un montant énorme au même régime qui l’avait mis en prison », résume Zoé Valdés, dont le père est mort vingt ans plus tard.
Tout n’est pas autobiographique dans son nouveau roman, prévientelle. «C’est mon histoire, mais c’est aussi celle de filles que j’ai connues. C’est un roman, avec toutes sortes d’histoires mélangées. » Mélangées, mais réelles, insiste-t-elle: «Il n’y a pas d’invention. »
Tout était interdit
Le portrait qui se dégage de cette «île de malheur » est on ne peut plus sombre. Mouchards à profusion. Privation de la liberté d’expression et emprisonnements, évidemment. Exils en masse. Sans oublier les tickets de rationnement, le marché noir. Et l’interdiction de faire la fête, d’écouter de la musique anglaise ou américaine.
«On ne pouvait pas écouter les Beatles, ni aucun groupe rock, aucune musique qui pouvait ressembler à la liberté de l’Occident», se rappelle Zoé Valdés. Elle se souvient aussi d’avoir été inondée, comme ses compatriotes, de chansons venues de la Russie, de la Roumanie et d’autres pays de l’Est, dont personne n’arrivait à déchiffrer les paroles.
«C’était une façon d’effacer non seulement la musique écoutée partout dans le monde, mais aussi la musique cubaine d’avant la révolution, dont ils disaient que c’était une musique décadente. »
Tout était contrôlé, jusqu’à la façon de s’habiller. Tout était interdit: c’est l’image qu’elle garde de son adolescence à Cuba. « Avec le tourisme, et après la chute de l’Union soviétique qui a fait en sorte que le pays ne recevait plus d’aide, les dirigeants ont été obligés de s’ouvrir un peu », concèdet-elle. Mais elle est formelle: «Notre jeunesse a été d’une fermeté qu’on ne pouvait pas supporter. La seule façon de la supporter, c’était à travers l’intimité, les amis et les fêtes qu’on faisait en cachette, devant la mer. »
Devenir les parents de ses parents
Elle précise aussi que les jeunes de sa génération à l’époque sont devenus très tôt les parents de leurs parents. «Nos parents, qui étaient très jeunes en 1959 au moment de la révolution, sont devenus très instables à cause de tout ce dont ils se voyaient privés : la bonne musique, la danse, la vie de nuit… Ils buvaient énormément, prenaient des cachets pour oublier, pour s’endormir. Notre génération souhaitait éviter cela : on voulait sauver nos parents. »
Elle fait référence à sa mère, en particulier. «Elle prenait du rhum avec du Valium. Elle était complètement alcoolisée. Elle me disait toujours qu’elle avait vécu une vie merveilleuse avant et que maintenant, ce n’était plus une vie, que tout était pourri, que ça ne servait à rien de vivre à Cuba. »
Sa mère était obsédée par l’idée de partir, dit-elle. Ce qui n’était pas le cas de Zoé Valdés, au contraire. « Ma génération avait cette idée fantasque, romantique : pourquoi laisser le pays à ces gens-là ? C’est notre pays, il faut qu’on reste pour les af fronter. »
Ironie du sort, elle est partie avant sa mère. Mais en croyant qu’elle reviendrait bientôt dans son appartement au bord de la mer à La Havane. Elle a mis plus de quatre ans avant de réussir à faire venir sa mère à Paris, non sans avoir graissé la patte d’un officier de l’État cubain.
«Ma mère était très contente d’être à Paris, elle en a profité, glisse l’écrivaine, émue. Mais elle était déjà très malade. Elle a vécu deux ans avec moi, puis elle est morte du cancer.»
Et voici les larmes qui affluent de nouveau dans les yeux noirs de Zoé Valdés. Vingt-trois ans après notre première rencontre.