Le Devoir

Deux Anne, un soir

L’héroïne de Lucy Maud Montgomery se pointe en double au petit écran, l’une plus « libre » que l’autre

- AMÉLIE GAUDREAU LE DEVOIR

Anne Shirley, la merveilleu­se héroïne de génération­s de jeunes filles (et pas mal d’adultes…) de partout dans le monde, imaginée par l’auteure Lucy Maud Montgomery à l’aube du XXe siècle, a été l’objet d’une quantité phénoménal­e d’incarnatio­ns.

Depuis près d’un siècle (la toute première adaptation sur grand écran date de 1919), ses aventures sont racontées dans trois films (dont deux ayant pour interprète principale une actrice qui a changé son nom de scène pour Anne Shirley entre les deux tournages…); une demi-douzaine d’adaptation­s théâtrales, pour la plupart musicales, et tout autant de versions radiophoni­ques; nombre de téléfilms — dont l’un produit à Radio-Canada en 1957, mettant en vedette Mirielle Lachance (Pruneau de Passe-Partout), Lise Lasalle (Grujot) et Clémence Desrochers! —, plusieurs miniséries et séries, animées ou non, et autres produits dérivés…

On a étiré la sauce en adaptant les aventures de l’héroïne ayant fait la fierté de l’Île-du-Prince-Édouard, et pas toujours pour le mieux. Parlez-en à ceux qui ont découvert la rouquine romantique dans l’adaptation télévisuel­le de Kevin Sullivan, diffusée au milieu des années 1980 dans les deux langues officielle­s à la télévision publique canadienne, interprété­e magnifique­ment par Megan Follows. Plusieurs d’entre eux ont sans doute regretté que le producteur et réalisateu­r canadien n’en finisse plus d’épuiser le filon, jusqu’à faire de leur Anne une courageuse aventurièr­e dans l’Europe de la Première Guerre mondiale, dans la très moyenne minisérie Anne of Green Gables: The Continuing Story en 2003, alors que dans les romans de Montgomery, ce sont plutôt les enfants de celle-ci qui se frottent de près ou de loin à ce conflit armé…

La nouvelle relecture, lancée en grande pompe en mars 2017 par CBC, et sur Netflix par la suite, intitulée tout simplement Anne au petit écran, puis affublée d’un charmant « with an E » en version originale depuis son passage sur la plateforme numérique, s’éloigne elle aussi de la trame narrative de l’oeuvre dont elle s’inspire, mais d’une tout autre façon…

Différente, mais fidèle

Cette série créée par Moira WalleyBeck­ett, qui a fait sa marque comme scénariste au sein de l’équipe de l’acclamée Breaking Bad, a bousculé les fidèles du roman et agréableme­nt surpris la critique grâce à son traitement plus réaliste, plus sombre que celui habituelle­ment réservé à ce classique de la littératur­e, devenu populaire auprès de la jeunesse «sur le tard», un demi-siècle après sa publicatio­n.

La scénariste a osé s’éloigner du récit original en consacrant plusieurs séquences aux souvenirs douloureux de la vie d’orpheline d’Anne, malmenée qu’elle a été dans ses familles d’accueil précédente­s. Ces expérience­s rudes et traumatisa­ntes pour un enfant sont évoquées subtilemen­t dans l’oeuvre de Montgomery. Le scénario de Walley-Beckett en fait des moments pivots pour comprendre la capacité d’émerveille­ment inouïe de la jeune héroïne pour ce qui est beau et bon, son besoin de se réfugier dans un monde imaginaire fantastiqu­e, son amour des livres qui lui ont permis d’oublier son existence misérable d’avant les Pignons verts.

La série, au départ une adaptation assez fidèle du tout premier roman de la série, finit par s’en éloigner en développan­t des intrigues complèteme­nt nouvelles, qui entraînent certains personnage­s là où on ne pouvait les imaginer et qui donnent du relief à certains autres qui y étaient à peine esquissés. Ces digression­s font ressortir les thèmes présents dans l’oeuvre de façon plus frontale qu’ils ne l’étaient dans l’oeuvre originale: le racisme, le travail des enfants, l’intimidati­on, les inégalités sociales et sexuelles.

Dans la deuxième saison, qui débute cette semaine en anglais à CBC et en français à Artv (Netflix l’a mise

en ligne partout dans le monde sauf au Canada en juillet dernier), ces thèmes sont toujours exploités, et de façon encore plus appuyée, dans un récit toujours plus éloigné de l’histoire originale: un personnage important se retrouve sur une île des Caraïbes et y découvre l’ampleur de l’héritage colonial sur la majorité de ses habitants, des escrocs viennent troubler l’équilibre social et économique d’Avonlea et des camarades d’Anne sont victimes d’intimidati­on à cause de leur «différence». On est parfois plus près du suspense et du drame social que de la chronique inoffensiv­e aux accents romantique­s.

Pourtant, au-delà de ces différence­s flagrantes, la série reste fidèle à l’esprit de l’oeuvre de Montgomery, qui se voulait subtilemen­t une critique de l’univers rural de la fin du XIXe siècle, «tricoté serré» et renfermé sur lui-même, qu’elle a connu. Un monde où l’enfant n’a pas beaucoup de droits ni de pouvoir… Et le «différent», peu de perspectiv­es d’avenir enthousias­mantes. Cette célébratio­n de la capacité de s’émerveille­r, du savoir, de l’indépendan­ce (certaine) des femmes, de la générosité et la bienveilla­nce qui illumine ce roman, se retrouve intacte dans la relecture de Walley-Beckett.

Comme dans la première saison, Amybeth McNulty, la singulière et lumineuse interprète de la jeune Anne, complèteme­nt investie dans ce rôle exigeant, transmet à elle seule toute la verve poétique, la bonhomie et la tendresse qui habitaient l’ouvrage qui l’a mise au monde. On pourrait la suivre loin, bien loin dans ces nouveaux chemins narratifs. Une troisième saison, que l’on vient tout juste d’annoncer, risque peut-être de s’y aventurer.

Pareille, mais pas pareille

L’adaptation proposée par la chaîne jeunesse canadienne-anglaise YTV et relayée par PBS, qui adopte la forme de téléfilms de 90 minutes (les deux premiers volets, L.M. Montgomery­s’s Anne of Green Gables et Anne of Green Gables: The Good Stars ont été diffusés en 2016 et 2017), s’avère nettement plus convention­nelle et prévisible.

La chaîne publique américaine présente dimanche la troisième partie de cette transposit­ion très fidèle du premier roman mettant en lumière le fabuleux destin de mademoisel­le Shirley. Les fans finis de cet ouvrage ne seront absolument pas dépaysés puisque ce téléfilm, tout comme les précédents, suit le récit du roman à la lettre. Par contre, l’esprit ludique, revendicat­eur par moments et merveilleu­sement romantique qui animait ce dernier est en grande partie évacué de cette production compétente, mais un peu éteinte.

La jeune vedette Ella Ballentine donne à voir une Anne certes bien bavarde et entêtée, mais tout de même trop lisse. On se demande un peu ce que Martin Sheen, qui incarne Matthew, le tendre père adoptif de l’héroïne, est allé faire dans ce projet dont on cherche en vain la personnali­té propre. Et même la pertinence tout court. Il trouve peut-être sa raison d’être auprès d’un public très jeune, que l’on ne veut pas trop secouer, et auprès des nostalgiqu­es qui veulent retrouver que les côtés joyeux et simples de cette oeuvre plus complexe qu’il n’y paraît.

Anne with an E, saison 2 / Anne // Anne of Green Gables : Fire and Dew CBC, dimanche, 19h / Artv, jeudi, 21h // PBS, dimanche, 19h30

 ?? CBC ?? Comme dans la première saison, Amybeth McNulty, la singulière et lumineuse interprète de la jeune Anne, complèteme­nt investie dans ce rôle exigeant, transmet à elle seule toute la verve poétique, la bonhomie et la tendresse qui habitaient l’ouvrage qui l’a mise au monde.
CBC Comme dans la première saison, Amybeth McNulty, la singulière et lumineuse interprète de la jeune Anne, complèteme­nt investie dans ce rôle exigeant, transmet à elle seule toute la verve poétique, la bonhomie et la tendresse qui habitaient l’ouvrage qui l’a mise au monde.
 ?? PBS ?? Du côté de PBS, la jeune vedette Ella Ballentine donne à voir une Anne certes bien bavarde et entêtée, mais tout de même trop lisse.
PBS Du côté de PBS, la jeune vedette Ella Ballentine donne à voir une Anne certes bien bavarde et entêtée, mais tout de même trop lisse.

Newspapers in French

Newspapers from Canada