Platon, Arendt et la crise de la démocratie
Voter tous les quatre ans, est-ce vraiment cela, vivre politiquement ?
Populisme, client é lis me, fake news, tensions eth no communautaires, inégalités croissantes, corruptions à tous les étages, désabusement politique, abstentionnisme électoral assumé, vote en blanc, cynisme généralisé : les signes de la crise de nos démocraties débordent.
Le dernier numéro de The Economist, célébrant les 150 ans du magazine prolibéralisme, publie un manifeste à la défense du modèle occidental en rappelant qu’à peine un tiers des Américains de moins de 35 ans trouve vital de vivre dans une société démocratique. La proportion des jeunes partisans d’un gouvernement militaire est passée de 7 % en 1995 à 18 % l’an dernier. La confiance en Washington a chuté de 77% en 1964 à 18% en 2018.
Crises létales tristement célèbres
Du déjà-vu, comme pourraient dire les anciens Grecs et les récents Allemands, qui en ont effectivement vécu d’autres et des bien pires. La République de Weimar (1918-1933) a été engloutie dans le naufrage nazi, comme la très vieille démocratie athénienne a sombré après l’effroyable guerre du Péloponnèse (431 à 404). Ces tristement célèbres crises létales ont engendré les réflexions parmi les plus fécondes de l’histoire de la pensée politique, souvent en va-et-vient, pour tirer des leçons de l’une et l’autre situation, à quelque 2350 ans de distance.
C’est à l’un de ces plus riches dialogues philosophiques sur la démocratie que s’intéresse l’historienne québécoise Marie-Josée Lavallée, professeure à l’Université de Montréal, dans son tout récent ouvrage Lire Platon avec Hannah Arendt.
Pensée, politique, totalitarisme (PUM). Elle montre comment la philosophe allemande du XXe siècle a interrogé le plus grand philosophe de l’Antiquité pour réfléchir à la crise de notre temps, y compris aux forces et aux faiblesses de la démocratie parlementaire, notre modèle quoi.
«La Révolution française a été un tremblement de terre pour le monde européen, explique Mme Lavallée en entrevue au Devoir. Les penseurs ont remonté vers les Anciens pour tenter de comprendre ce qu’ils devraient faire pour créer un nouveau système politique. En fait, on dirait que chaque fois qu’il y a une crise sociale ou politique majeure, on a besoin de points de repère et on retourne vers le passé. »
Les savants du politique retournent à Platon, et à La république en particulier. L’ouvrage fait la critique de la démocratie et de sa dégénérescence pour imaginer une société idéale autoritaire. Le livre développe aussi une profonde antipathie pour la polis et une croisade contre la politique qui a mené au procès puis à la condamnation à mort de Socrate, maître de Platon.
« Je suis en train d’écrire un texte sur huit penseurs allemands, certains très conservateurs, d’autres très à gauche, qui retournent tous lire les anciens pour trouver des réponses à la crise de leur temps constituée par le nazisme, décrit comme la fin de la civilisation, explique la professeure Lavallée. Le problème est très profond : comment se fait-il qu’avec la modernité, plus on devient intelligents, plus on devient mauvais? Comment se fait-il que le progrès conduise à Auschwitz, comme le demande Theodor W. Adorno ? »
Le procès de Socrate
La philosophe Hannah Arendt (19061975) tente elle aussi de comprendre et d’expliquer le totalitarisme, décrit comme le plus grand problème de la philosophie politique de notre temps.
Elle affirme aussi que le procès de Socrate est non moins crucial pour la pensée politique que le sont le procès et la condamnation de Jésus pour l’histoire de la religion. Cet événement a donné le coup d’envoi au conflit entre la philosophie et la politique, qui s’est déclaré lorsque le maître de Platon a tenté de rendre la première pertinente pour la seconde.
« Pour Arendt, Platon est un ennemi politique, résume l’historienne québécoise. Il représente l’envers de tout ce que doit être la politique. Pour elle, Platon promeut un État totalitaire, et c’est d’ailleurs ainsi que l’Allemagne nazie le présentait. Tout ce que Platon incarne sur le plan politique, c’est donc tout ce qu’il faut rejeter. »
La dénonciation emprunte plusieurs trajectoires. Platon a « donné le coup d’envoi au conflit millénaire de la philosophie et de la politique, lequel surplombe l’opposition entre vérité et opinion », écrit Mme Lavallée.
Le parti pris platonicien pour la vérité absolue contre l’opinion multiple engendre le choix de l’unité contre la pluralité.
Les savants du politique retournent à Platon, et à
La république en particulier. L’ouvrage fait la critique de la démocratie et de sa dégénérescence pour imaginer une société idéale autoritaire.
Dans ce cadre, la politique devient une simple administration des choses, pourrait-on dire, les dirigeants jugés les plus aptes décidant seuls pour le bien commun.
« Il y a toujours un fond métaphysique en arrière-plan. Hannah Arendt pense que la vérité réside entre les humains. Elle construit un Socrate qui est l’envers de Platon, un Socrate qui discute avec tous et confronte les opinions de chacun pour sortir de l’illusion et s’approcher de la vérité. Elle pense plutôt que la vérité peut se cacher dans l’opinion. »
Bref, la philosophe allemande demeure profondément pluraliste et démocratique. Seulement, il y a démocratie et démocratie.
« Pour Arendt, c’est sûr et certain que la politique ne doit pas être non plus ce qu’on a aujourd’hui comme démocratie représentative, explique la spécialiste. Pour elle, ce système est un renoncement à l’action. »
Engagez-vous, qu’elle disait
Cette critique se fonde sur une conception de la vie humaine comme vie publique. Hannah Arendt, comme les anciens, ne tient pas en haute estime la vie privée. Le repli sur cette dimension lui paraît dépourvu de sens et de dignité. Elle pense au contraire que les gens vivent pleinement quand ils sont réunis pour discuter, condition sine
qua non pour se donner la chance de renouveler le monde.
Hannah Arendt favorise une sorte de république des conseils, une démocratie du bas vers le haut, modèle vite anéanti par la république parlementaire de Weimar et le totalitarisme soviétique.
Sans aller jusqu’à l’extrême des conseils, note la commentatrice québécoise, en considérant l’idée arendtienne, il y aurait moyen de stimuler la participation citoyenne dans nos systèmes, ne serait-ce qu’en organisant des consultations publiques sur certains enjeux. Elle donne l’exemple concret de la légalisation du cannabis, qui aurait pu et du faire l’objet d’un référendum, juge l’historienne.
« J’ai fait un livre sur Hannah Arendt, mais je ne suis pas très arendtienne, conclut la professeure Lavallée. Hannah Arendt rejette toute forme d’autorité et d’organisation. Des étudiants m’ont demandé si elle était anarchiste. Non, elle ne l’est pas. Mais son idéal de participation généralisée et constante ne peut fonctionner dans nos sociétés où on a besoin d’un cadre de fonctionnement. »
À la limite, termine son exégète, la philosophe dirait que dans nos démocraties actuelles, nous n’existons pas pleinement en tant qu’animal politique. « Elle dirait que nous vivons presque un état de domination puisque nous n’avons pas vraiment de mot à dire. Hannah Arendt a raison sur une chose : la démocratie aujourd’hui se résume à faire un X sur un bulletin de vote tous les quatre ans. »