L’hospitalité comme droit fondamental
Le philosophe français Étienne Balibar donnera une conférence à Montréal sur les réfugiés et la montée de la xénophobie
Devant la montée des gouvernements de droite et des discours xénophobes, en Europe et partout dans le monde, le philosophe Étienne Balibar propose de repenser le cadre des droits fondamentaux. Selon l’intellectuel français de gauche, tout en continuant à défendre certains droits menacés — qui aurait cru que les droits reproductifs et les droits du travail seraient encore aujourd’hui à défendre ? —, il faudrait aussi mener le combat pour de nouveaux droits qui émergent, comme celui de l’hospitalité.
Dans votre conférence de lundi soir, vous allez étayer l’idée qu’il faudrait ériger au rang de droits fondamentaux les droits à la circulation et à l’hospitalité, par exemple. Pourquoi ?
Actuellement, des gens veulent aller jusqu’au bout dans l’exercice de la vertu de l’hospitalité et non seulement ils n’ont pas le droit avec eux, mais ils sont punis par les États qui évoquent des arguments de souveraineté et des impératifs de sécurité plus ou moins justifiés. L’exemple de l’Aquarius et de ceux qui passent en procès en ce moment parce qu’ils ont secouru des migrants ou des réfugiés traversant la frontière italienne est tout à fait éloquent à cet égard. […]
à la mobilité, certains de nos amis des ONG défendent aujourd’hui l’idée intéressante et séduisante, mais aussi problématique, selon laquelle l’humanité entrerait dans une nouvelle ère de civilisation où le nomadisme redeviendrait la règle et où la sédentarité serait, en un sens, moins universelle. Je pense qu’il y a du vrai là-dedans, car on est en train d’entrer, pour toutes sortes de raisons économiques et climatiques, dans une époque de mobilité plus grande, même si une bonne partie de cette mobilité est forcée, comme les migrants qui partent des États-Unis et qui vont chercher l’asile au Québec.
À titre comparatif, c’est environ la population de la France ou celle d’un grand pays européen qui se déplace à l’échelle du monde. Alors il faut comprendre qui sont ces gens, quels sont leurs besoins, quel peut être leur apport à l’économie au lieu de les traiter comme des parias, des déchets dont il faut se débarrasser. Il faut leur faire une place.
Mais n’y a-t-il pas déjà la convention de Genève de 1951 pour veiller au respect des droits des réfugiés ?
La convention de Genève, c’est un sujet de débat, car elle pose des conditions pour obtenir le statut de réfugié, mais la question est de savoir si ces conditions sont suffisamment larges et de savoir comment on raisonne sur cette énorme zone de gens intermédiaires qui sont entre le statut de migrant chercheur d’emploi et celui de réfugié. Je pense qu’on a besoin non seulement d’une mise à jour, mais aussi d’une redéfinition de ces droits fondamentaux. C’est pas du tout contre les textes existants, mais c’est pour essayer de leur faire franchir un seuil nouveau en raison de l’urgence actuelle.
Le nouveau premier ministre du Québec s’est fait élire en martelant qu’il fallait diminuer le nombre d’immigrants, répétant une formule selon laquelle la province devait « en prendre moins pour mieux en prendre soin ». Cela pose la question de la capacité d’accueil des États. Qu’en pensez-vous ?
À des arguments comme ceux-là, il faut répondre sur le plan des principes, mais aussi sur le plan des faits et des analyses. […] Je ne peux pas répondre point par point en ce qui concerne le Québec, mais de manière générale, il y a deux types d’argumentaire.
Le premier, de type xénophobe, est de plus en plus puissant. C’est celui des partis politiques xénophobes, qui étaient petits il y a quelques années et qui maintenant grossissent. […] Si vous écoutez l’argument de cette partie de l’opinion, ça ne sert à rien d’invoquer des chiffres, car leur obsession n’a rien à voir avec le nombre des réfugiés qu’on peut intégrer et dont on peut avoir besoin. Pourtant, en France, si on n’avait pas un apport permanent de médecins du MoyenOrient, les services d’urgence ne fonctionneraient plus.
Mais pour ceux qui ont la nostalgie des régimes fascistes comme plusieurs en Europe, les questions de nombre et d’économie et de rationalité économique n’ont strictement aucune importance parce que ce qui est en oeuvre ici, c’est l’obsession selon laquelle les gens qui viennent de l’extérieur constitueraient un poison pour la société et la civilisation, ce qui est extraordinaire, parce que quand vous regardez une dizaine, voire une centaine d’années en arrière, c’était le même discours contre les juifs, les Italiens, les Européens de l’Est et ici, en Amérique, contre les Latinos, etc. C’est purement et simplement la projection d’une espèce de folie ou d’angoisse devant l’Autre.
À côté, il y a l’autre type de raisonnement, que je vois avec une certaine inquiétude ayant moi-même un parcours intellectuel et militant du côté de la gauche française, qui est celui des intellectuels, des militants et des responsables de partis politiques qui expliquent qu’on ne peut pas se permettre d’accueillir davantage d’immigrants car il y a trop de chômage chez nous et qu’ils vont déstabiliser notre économie. Ils invoquent même la soi-disant loi démographique de l’armée industrielle de réserve que Marx avait exposée au XIXe siècle pour expliquer que les travailleurs ont besoin de se protéger contre la concurrence venue de l’extérieur.
Pourquoi toute cette angoisse devant l’étranger ?
Elle tient au fait que nous vivons en ce moment une période de développement économique dans laquelle les valeurs humaines sont écrasées et dans laquelle la précarité est en train de devenir la norme pour un très grand nombre de gens. Que les gens se sentent en état d’insécurité me paraît évident, on ne peut pas l’ignorer. Mais la grande question, c’est de savoir si ce sentiment d’insécurité, qui, à beaucoup d’égards, est justifié, doit être canalisé par des discours politiques sous la forme d’un rejet de l’étranger et de la mobilité humaine.
Je suis un vieux socialiste, et même un vieux communiste, qui croit à l’internationalisme. Je crois que les êtres humains, surtout ceux dans les conditions les plus difficiles, ont des intérêts communs, mais ça ne suffit pas de le dire. Il faut construire la reconnaissance mutuelle et la solidarité. J’admire beaucoup les membres et les militants et associations qui s’emploient tous les jours à lutter contre la peur de l’autre et s’efforcent de construire des solidarités par-delà les frontières.
Je crois que les êtres humains, surtout ceux dans les conditions les plus difficiles, ont des intérêts communs, mais ça ne suffit pas de le dire. Il faut construire la recon naissance » mutuelle et la solidarité. ÉTIENNE BALIBAR