La guerre des nerfs
Comment s’explique la stratégie de la Turquie visà-vis de l’Arabie saoudite ? Le Devoir s’est entretenu avec Thomas Juneau, professeur adjoint à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa, qui a travaillé pendant dix ans comme analyste stratégique au ministère de la Défense nationale sur le Moyen-Orient, sa spécialité.
Quelles sont vos premières réactions au discours de mardi du président turc sur l’affaire Khashoggi ?
Depuis quelques jours, le président Erdogan annonçait un grand discours. Il disait qu’il allait dévoiler la vérité crue. En définitive, je trouve que nous n’avons pas appris grand-chose de nouveau avec son discours. On peut mieux comprendre sa position, mais pour ce qui est des détails quant au meurtre de Khashoggi, il faut toujours prendre ce que dit ce président avec un grain de sel. Il faut bien se rappeler qu’Erdogan préside le gouvernement qui emprisonne le plus les journalistes dans le monde. Il n’a pas un rôle honnête dans ce dossier. Ce qui le motive, ce n’est pas la quête de la justice dans tout ça.
Quel jeu politique joue-t-il alors ?
Erdogan cherche à assurer des gains politiques dans ses relations avec les États-Unis, mais aussi dans sa relation avec l’Arabie saoudite. Il faut bien comprendre que l’Arabie saoudite et la Turquie ne sont pas des ennemis, sans être des amis très proches non plus. Leurs relations, généralement coopératives, demeurent compétitives. Les deux veulent se positionner en leader du monde musulman et en puissance régionale au Moyen-Orient. Mais les deux ont une approche de l’islam et de la politique différente. Alors pourquoi tenir ce discours au parlement, devant le monde entier en fait, pour dénoncer le rôle de l’Arabie saoudite dans ce meurtre plutôt que de traiter l’affaire en coulisses ?
Erdogan a compris très tôt que cette histoire fournissait une occasion en or pour embarrasser l’Arabie saoudite et la tasser dans un coin. Alors depuis trois semaines, on voit que le gouvernement turc organise de manière très stratégique des fuites dans les médias par exemple sur l’identité des 15 Saoudiens soupçonnés d’avoir assassiné le journaliste. Cette stratégie maintient la pression, place l’Arabie saoudite sur la défensive. Le gouvernement Erdogan abat très bien ses cartes.
Dans quel but ultimement ?
La Turquie est en difficulté financière en ce moment. Une des rumeurs dit qu’un de ses objectifs est d’essayer d’extraire des concessions financières de la riche Arabie saoudite, sous la forme d’investissements par exemple. C’est plausible.
Comment expliquer la réaction de certains pays occidentaux de plus en plus sévères à l’endroit de l’Arabie saoudite ?
Par une combinaison de plusieurs facteurs, et de deux en particulier. D’abord, par la pression publique qui monte. L’Arabie saoudite a toujours eu mauvaise presse. Aucun gouvernement occidental n’a gagné de points politiques en se rapprochant de Riyad. Sauf que là, l’image saoudienne devient particulièrement atroce et insupportable. Ensuite, il faut considérer le plan géostratégique : les capitales occidentales se rendent compte que le prince héritier Mohammed ben Salmane [MBS] est de plus en plus problématique. Le partenariat avec l’Arabie saoudite a toujours été perçu comme coûteux et compliqué, mais nécessaire. Là, les gouvernements occidentaux se rendent compte de manière importante que MBS est un gros problème. Il accumule les mauvais coups : l’embargo sur le Qatar, la guerre au Yémen, les sanctions contre le Canada et maintenant l’assassinat d’un dissident à l’étranger. Si ce prince [de 33 ans] devient roi, s’il garde le pouvoir pendant 40 ou 50 ans, son règne n’annoncera rien de bon.
Le prince va-t-il survivre politiquement à cette crise ?
C’est très difficile de répondre. Il y a deux semaines je le croyais indélogeable. Pour le moment, je ne le vois toujours pas perdre son statut de prince héritier. Mais la pression monte beaucoup. Je ne vois donc pas combien de temps encore on pourra dire que sa position est garantie. D’ailleurs, dans son discours, Erdogan a parlé en termes très positifs du roi Salmane tout en demandant que les responsables du crime soient punis. Entre les lignes, pour moi, ça veut dire qu’il maintient son respect au roi, mais pas au prince, et qu’il souhaite un départ de MBS pour un retour aux relations certes problématiques, mais minimalement prévisibles. Personne d’autre que le roi ne peut marginaliser MBS dans le royaume. La famille Saoud ne veut pas perdre la face, mais elle a toujours, au bout du compte, accordé la priorité à la survie du régime.
Le meurtre de M. Khashoggi a donc déjà eu d’énormes conséquences. Pourtant, les assassinats d’opposants par les régimes non démocratiques sont fréquents. Comment expliquez-vous la réaction mondiale très forte à ce meurtre en particulier ?
L’Arabie saoudite a déjà exécuté des opposants. Cette fois, la réaction semble s’expliquer de deux manières. D’abord, il y a un phénomène d’accumulation d’actions agressives, spectaculaires et douteuses de MBS. Cet assassinat sauvage est le point de bascule. Ensuite, il s’agit de l’assassinat d’un individu particulier. La réponse doit être cynique et froide. Il s’agit d’un résident américain qui écrivait pour le Washington Post et qui était très connu dans la capitale américaine. Ce média se bat et se démène pour un des siens depuis trois semaines. C’est la mort d’un journaliste. Évidemment, c’est important. Mais au Yémen, on parle de dizaines de milliers de morts depuis le début de la guerre et de famine pour des millions d’autres, ce qui n’a pas provoqué la même réaction dans le monde.